Echanges n°8 (1977).
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Lordstown 1972 : les déboires de la General Motors
I.
Inaugurée en juin 1970, l’usine où l’on monte la voiture « super-compacte » Vega est revenue à plus de 100 millions de dollars à la General Motors (GM). La nouvelle unité de fabrication d’une conception ultramoderne et bourrée d’innovations technologiques, devait permettre de faire face à la crise que traverse l’industrie automobile américaine face à la saturation du marché et à la concurrence étrangère. Elle se trouve à Lordstown (Ohio). Selon le directeur général de Chevrolet, dont la division prenait en main l’usine, celle-ci représentait « un niveau de qualité qui n’a encore jamais été atteint, en matière de fabrication, dans ce pays ni probablement dans le monde entier ». Il ajouta que les 8.000 employés de Lordstown étaient « très attachés à cette usine ». « C’est la voie de l’avenir », observait, après une visite, un analyste boursier dans le Wall Street Journal.
Que Lordstown soit devenu « la voie de l’avenir », c’est ce que nous nous proposons de montrer ici. Nous n’irons cependant pas jusqu’à prétendre que notre point de vue corresponde aux espérances des habitués de Wall Street ! En février 1972, les ouvriers à Lordstown votent à 97% une grève pour riposter aux mesures de réorganisation et aux suppressions d’emploi décidées par la division montage de la GM (GMAD), qui a remplacé la division Chevrolet à la tête de l’usine. Mais les ouvriers dont l’âge moyen est de 24 ans n’avaient pas attendu la décision de grève pour passer aux actes. Et quels actes ! Selon le New York Review du 23 mars 1972, « Dès avant ce vote, les usines de Lordstown s’étaient acquises une triste célébrité : changements de direction, licenciements, sanctions disciplinaires, augmentation des défauts de fabrication, protestation des ouvriers contre l’accélération des chaînes de montage, coulage des temps, absentéisme élevé, accusations répétées de sabotage. La direction affirme que les ouvriers ont rayé les peintures, détérioré les carrosseries, les sièges et les tableaux de bord des voitures, et elle a offert 5.000 dollars de récompense à toute personne qui donnerait des renseignements sur un incendie qui s’est déclaré dans les circuits électriques de la chaîne de montage elle-même. » Le New York Times précise le tableau : « La production a été sérieusement désorganisée sur la chaîne de montage la plus rapide du monde… GM estime que la perte de production s’élève à 12.000 voitures Vega et à quelque 4.000 camions Chevrolet, pour une valeur d’environ 45 millions de dollars. La direction a dû fermer l’usine à plusieurs reprises depuis le mois dernier après que les ouvriers eurent ralenti les cadences et laissé passer des voitures sur la chaîne sans effectuer toutes les opérations. »
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Les IWW dans la grève générale de Seattle de 1919
Une tentative de compréhension de l’implication réelle des IWW [Industrial Workers of the World, Travailleurs Industriels du Monde, syndicat révolutionnaire, regroupant des travailleurs/euses non qualifiés par branche industrielle] dans la grève générale de Seattle de 1919, tentative entravée par les mythes créés par la presse capitaliste et les leaders syndicaux de l’AFL de l’époque [American Federation of Labour, Fédération Américaine du Travail, qui regroupe essentiellement des travailleurs qualifiés dans des syndicats de métier, sur une base réformiste].
La grève générale de Seattle est un événement très important dans l’histoire du Nord-Ouest du Pacifique. Le 6 février 1919, les travailleurs/euses de Seattle devinrent les premierEs dans l’histoire des Etats-Unis à participer à une grève générale officielle. Cependant, beaucoup de gens savent très peu, si ce n’est rien, sur cette grève. Il est possible que le caractère capital de l’événement ait été perdu du fait de l’absence de violence, ou peut-être est-ce parce qu’il n’y eut pas de changements visibles dans la ville à la suite de l’événement. Mais la grève est une étape importante pour le mouvement ouvrier aux États-Unis, ne serait-ce que pour ce qu’elle représente. Les travailleurs/euses ont exprimé leur puissance à travers une action massive de solidarité, et ont démontré à la nation la puissance potentielle de la main d’oeuvre organisée. C’était une époque où les travailleurs/euses étaient généralement diviséEs selon des lignes idéologiques qui les empêchaient de parvenir très souvent à de telles actions de masses.
Pour beaucoup à l’époque, cependant, la grève représentait quelque chose d’autre: quelque chose de plus sinistre et extrême. Pour beaucoup des locaux/ales de Seattle, la grève était le début d’une tentative de révolution par les «IWW » et d’autres ayant les mêmes tendances radicales. Ces gens virent l’échec de la grève comme le triomphe du patriotisme dans la face du radicalisme parti trop loin. L’obstination de ces conservateurs/rices à voir les IWW derrière la grève à ce moment-là a créé un mystère quant à l’importance réelle du rôle des « Wobblies » [surnom donné aux membres des IWW] dans la grève générale de Seattle.
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La crise en Californie.
Tout ce que touche le capitalisme devient toxique
Texte de Gifford Hartman publié en janvier 2010 sous le titre « Crisis in California: Everything Touched by Capital Turns Toxic »
« Je serais très content si vous pouviez me trouver quoi que ce soit de bon (substantiel) relatif aux conditions économiques en Californie …. Pour moi, la Californie est très importante car nulle part ailleurs, le bouleversement dû à la concentration capitaliste ne s’est installé à une telle vitesse et de façon aussi cynique. »
Lettre de Karl Marx à Friedrich Sorge, 1880
La concentration capitaliste qu’observait Marx en 1880 s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui avec une telle rapidité que les conditions économiques en Californie ont mûri au point d’en être devenues toxiques (1). Tandis qu’il pollue autant l’environnement rural que l’espace urbanisé, le capital a atteint un niveau de productivité et une capacité à accroître la production de marchandises encore jamais imaginés. Cette surcapacité est en contradiction flagrante avec son incapacité croissante à satisfaire les besoins humains ; l’incapacité du capital à accumuler de la valeur rend superflus des secteurs entiers de la classe ouvrière. C’est dans la vallée centrale de Californie que ces conditions sont devenues les plus dangereuses ; des maisons inoccupées côtoient la misère sordide des nouveaux sans-abris qui se réfugient dans des villages de tentes (Tent Cities) (2) et des bidonvilles déjà surpeuplés et qui prolifèrent. Ce bouleversement révèle les mystifications du capitalisme et en montre sa réalité, comme on le voit avec les chiffres du tableau suivant pour l’ensemble des Etats-Unis :
Les saisies aux Etats-Unis
Nouvelles expulsions : 6 600 par jour
Une expulsion toutes les 13 secondes (3)
Nombre de logements inoccupés : 19 000 000 (4)
Nombre de personnes sans logement : 3 500 000 (y compris 1 350 000 enfants) (5)
Ainsi le calcul est simple :
Il y a au moins cinq logement vides par personne sans domicile !
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Workin’class heroes III
Après un extrait de Tribulations d’un précaire qu’on avait publié précédemment, en voici un autre, tiré de Un petit boulot, premier roman du même Iain Levison. Encore un portrait au vitriol de l’Amérique des laissés-pour-compte…
« […] Pendant que Tommy rentre dîner chez lui, un gamin de dix-sept ans, Patate, me fait visiter la boutique et m’explique comment on utilise la caisse enregistreuse. Il ne me regarde en face à aucun moment et il marmonne, mais Tommy m’a heureusement muni d’une brochure de la compagnie qui définit mes responsabilités. Je ne comprends rien à ce que dit Patate, mais le reste est facile à piger. Tous les articles sont passés au scanner, je n’ai donc pas besoin de connaître les prix, et la caisse fait le total. Mon principal boulot est de m’assurer qu’il n’y a pas de vol à l’étalage et qu’on essaie pas de me tirer dessus.
A cause des événements d’hier soir, l’arme que la boutique garde généralement derrière le comptoir est rangée avec les pièces à conviction au commissariat, de sorte que si quelqu’un essaie de me tirer dessus, le plan consiste, j’imagine, à essayer de planquer mes artères. Je suis censé aussi me sentir rassuré par le fait que les caméras de surveillance qui truffent le magasin prendront les tireurs en flagrant délit. Que les bandes d’enregistrement se trouvent dans une pièce non fermée à clef où n’importe qui peut entrer en enjambant mon cadavre rend ce système à quarante mille dollars totalement inefficace, d’après moi, mais c’est la sécurité de la compagnie. C’est elle qui s’occupe de nous.
A propos de grizzlis et de wilderness…
… un film et une ritournelle.
Le film c’est le documentaire ovni Grizzly Man, qui relate la folie d’un américain, dénommé Timothy Treadwell, pour les grizzlis sauvages d’Alaska, et peut-être plus généralement un des aspects du rapport à la nature des nord-américains. Le gars part 13 années consécutives pour des séjours de plusieurs mois en Alaska pour faire ami-ami avec ces dangereux ours. On le voit se filmer avec eux, les appeler par les petits noms qui leur a filé, tenter de vivre avec eux pour retrouver le wilderness et partir loin du monde civilisé. Il n’aura pas malheureusement ni le temps de voir les rushes ni celui de monter son documentaire, parce ce qu’il se prendra une affectueuse petite caresse de la part d’un grizzly affamé qui en fera un bon repas ! Le cinéaste Werner Herzog récupérera les bandes intactes et retracera en 2005 la vie et les périples de ce fou de nature…
Et une ritournelle trouvée on ne sait plus trop où (mais on remercie chaleureusement leurs auteurs). Cette chansonnette contée reprend le fameux bouquin pour enfants Mais je suis un ours ! de Frank Tashlin (1946) en l’adaptant quelque peu. Un ours se retrouve à être enfermé dans une usine et à être mis au travail forcé, le problème étant qu’il ne veut pas s’y conformer et insiste simplement par des «mais je suis un ours !» Ça fait rudement plaisir ! Excellent !
North Dakota, Road 85, la nouvelle ruée vers l’or noir.
150 kilomètres de route rectiligne au milieu de la pampa, du wilderness, et des pâturages à perte de vue du Dakota du Nord. Mais depuis quelques années, cette ancienne terre de bisons et d’indiens, constitue le nouvel eldorado américain, paradis moderne pour quiconque veut se faire un bon petit paquet d’oseille sans trop craindre les boues toxiques engendrées par l’extraction des pétroles et autres gaz de schiste. Voilà que ce petit tronçon de route est devenu en cinq ou six années, le nouveau centre stratégique de la production d’hydrocarbures des Etats-Unis. Ces derniers seraient, avec cette découverte, à nouveau quasi autonomes au niveau énergétique. Et les experts et autres ingénieurs de service d’assurer qu’il y en a encore pour 15 bonnes années à extirper la substantifique moelle, les 7 milliards de barils qui s’y trouvent. Alors, les gars accourent de tous les Etats, qui pour conduire les camions, qui pour les réparer, qui pour bosser au fracking, qui pour construire la 2×3 voies… En espérant ainsi pouvoir rembourser le crédit contracté au pays, éponger leur dettes, voire même peut-être mettre un peu d’argent de côté. Les salaires sont encore élevés pour l’instant, de l’ordre de 10000 dollars par mois d’après les chiffres officiels. 65000 jobs ont déjà été pris et au moins 20000 autres attendent preneurs. Mais quand la main d’œuvre se fera moins rare et que les postes seront tous pourvus gageons que les patrons s’empresseront de baisser les payes… Que restera-t-il alors ? Seulement les conditions précaires de travail à bosser durement plus d’heures par jour qu’il n’y en a de soleil en hiver ? Seulement les caravanes pourries dans lesquelles on loge pour ne pas voir toute sa thune partir en motel ? Ou bien, une région sinistrée aux sols ravagés ? On verra bien. Pour l’instant c’est la ruée vers l’or.
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Workin’ class heroes II
Deux films sur les prolos américains des années 70 et leurs luttes…
Le premier, Blue Collar de Paul Schrader (1971), relate l’histoire de trois ouvriers – deux noirs et un blanc – de chez Ford à Detroit. Ils en ont marre de se faire exploiter pour des clopinettes, et ils en ont marre également du syndicat corrompu qui est sensé les représenter. Il décide de se faire la caisse du syndicat… Ce polar, qui n’a pas pris une ride, explore, entre chronique sociale et film politique, la collusion structurelle des syndicats avec le pouvoir.
Et un extrait de la B0, Hard workin’ man de Captain Beefheart :
Le second, Harlan County USA de Barbara Kopple (1976), est un prodigieux documentaire qui suit la lutte de mineurs du Kentucky. Lutte âpre et difficile contre le patron, les jaunes et le syndicat officiel, avec son lot de tension extrême sur les piquets, d’intervention d’hommes de mains, de morts… Ambiance exploitation comme au XIXème siècle. Extrêmement bien filmé, on se perd parfois à penser que c’est une fiction façon thriller, et non plus, bel et bien, un documentaire. Enfin, on apprécie tout particulièrement la bande son du film composée entièrement de chansons de lutte folk, country, blues et bluegrass…
On peut télécharger le film : ici. Et les sous-titres inédits en français, là.
Et pour la bande originale, c’est : là !
Et un petit morceau tout de suite, Coal miner’s grave d’Hazel Dickens :
Workin’ class heroes I
Extrait de Tribulations d’un précaire de Iain Levison.
« Au cours des dix dernières années, j’ai eu quarante-deux emplois dans six États différents. J’en ai laissé tomber trente, on m’a viré de neuf, quant aux trois autres, ça a été un peu confus. C’est parfois difficile de dire exactement ce qui s’est passé, vous savez seulement qu’il vaut mieux ne pas vous représenter le lendemain.
Sans m’en rendre compte, je suis devenu un travailleur itinérant, une version moderne du Tom Joad des Raisins de la colère. A deux différences près. Si vous demandiez à Tom Joad de quoi il vivait, il vous répondait : « Je suis ouvrier agricole. » Moi, je n’en sais rien. L’autre différence, c’est que Tom Joad n’avait pas fichu quarante mille dollars en l’air pour obtenir une licence de lettres.
Montréal, là où sourient les flics…
Étrange aperçu de la vie quotidienne montréalaise que de passer quelques jours à sillonner la capitale du Québec. On se représente le Canada un peu comme les pays scandinaves, c’est-à-dire un de ces pays où tout-le-monde-il-est-beau-il-est-gentil. Un de ces endroits où tout le monde bosse car il y a du travail, où chacun fait son job honnêtement parce que c’est simplement comme ça que ça se passe.
Eh bien, difficile d’être déçu. Au contraire, être plongé dans cette sérénité du quotidien est bien déconcertant. On est, tour à tour, rapidement tenté de se laisser gagner par cette bonne humeur générale, et terriblement angoissé par ce monde parfait sans saveurs sans tensions sans passions. Comment décrire ce léger embarras lorsque le commerçant qui va te refourguer sa marchandise te lance un « Salut ! Ça va bien ?! » d’un air jovial et complice comme si on était pote, frère, camarade, ou peut-être seulement concitoyen ? Comment expliquer le choc et la gêne que tu te prends quand tu te retrouves pris dans une espèce de quiproquo avec un flic et qu’il te gratifie d’un sourire et même d’un rire de bon cœur ? Étrange, brrr…, terrifiant… Mais qu’est-ce qu’il se passe ici ?