Archives mensuelles : mars 2015

Des champs de coton aux ghettos de New-York

Entretien avec Black Mirror, émission hip-hop…

MississippiJohnHurt_detoureQuelle est l’idée sous-tendue de l’émission ?

Salut à vous, d’abord, merci de me donner la parole dans votre zine et de me faire un peu de pub amicale, le premier numéro était très beau, drôle et intelligent, à l’image de ses créateurs. Hâte de lire le deuxième !

L’émission, c’est juste l’envie de partager l’amour que je porte à cette musique depuis tant d’années, et les quelques connaissances que j’ai engrangées en route. J’ai grandi dans les 90’s, et comme beaucoup de mômes de cette époque, le hip hop a vraiment changé ma life. Depuis ça m’accompagne chaque jour, et je passe en plus pas mal de temps à fouiner, chercher de l’info, des disques, à bouquiner des trucs, à zoner sur des blogs de passionnés, à faire des liens. Le premier album qu’on m’a mis dans les mains, c’est un grand qui m’a fourgué une K7 audio (ça nous rajeunit pas sa race) de l’album incroyable de Public Enemy « Apocalypse 91 », qui a fini par fondre dans mon walkman. Après j’ai biberonné au rap français bien sûr, avec la vague Hostile et Arsenal records, qui a vraiment amené un style propre, qui ne se contentait plus de singer maladroitement les cainris. Lunatic, La cliqua, X-men… C’était parti pour plus jamais me lâcher. Plus tard, au tournant 2000, est sortie la compil Shaolin Soul, qui nous offrait les originaux des samples du grand RZA pour le Wu Tang. Énorme tarte : derrière plein de chansons que tu kiffes se cache un autre morceau, souvent sublime. RZA a beaucoup pillé la Soul du sud, celle de Memphis, de Muscle Shoals, parce qu’il a grandi avec, comme beaucoup, c’est ce qu’écoutaient ses darons. Ses samples sont bien souvent plus que du pillage de matière première, il rend hommage à la musique qui l’a nourri, il en capture l’âme, la dureté, la rugosité. C’est tout un monde qui s’ouvre à toi quand tu captes ça : le hip hop est le dernier avatar d’une longue série de styles, tous créés par les noirs américains. Le sample est un voyage dans le temps, un collage d’époques.

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pomme perdue 3Un texte de Lilith Jaywalker, trouvé dans le zine Permafrost

Quand elle était petite, Lilith participait à tous les jeux de tirage du fromage Kiri ou du cacao Banania dans l’espoir de gagner le voyage en Amérique qui lui ferait découvrir Disneyland et les gratte-ciels de New York. Pour tout prix, elle ne reçut que quelques bons d’achat qui eurent néanmoins le mérite de faire d’elle une enfant incrédule.

Les années passèrent et l’adolescence venue, Mickey cessa brusquement de l’obséder. En revanche, elle rêvait toujours de croquer la grosse pomme. Elle dut patienter encore un peu, mais la vingtaine tout juste révolue, le temps d’une saison – celle de l’été indien 1981 – Lilith eut le privilège de sacrifier par trois fois ses semelles de cuir aux trottoirs d’un Bowery jonché de tessons de bouteilles et autres seringues usagées.

Le Boeing de la British Airways amorça son atterrissage un début de soirée, penché sur le côté au-dessus de la baie de Manhattan éclairée comme un gâteau d’anniversaire ou une vitrine de Noël et Lilith eut du mal à croire que c’était là son allure habituelle. Elle était impressionnée par ces géants qui lui semblaient avoir revêtu leur costume de fête en velours sombre aux mille boutons dorés et ne s’être dressés vers le ciel que pour l’accueillir, elle – juste pour que son rêve devienne réalité – en lui tendant les bras, tout en lui chuchotant à travers le hublot : – Bienvenue Lilith ! – Mais t’as encore rien vu, tu sais, attends d’être en bas…

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Black Autonomy Collective

Entretien avec Lorenzo Kom’Boa Ervin (1999)

78153Lorenzo est un militant et il est l’auteur de « Anarchism and Black Revolution »

Qu’est-ce qui t’a radicalisé et mené vers une vie de militantisme politique ? Qu’est-ce qui t’a mené vers l’anarchisme ?

J’ai été élevé dans le « Vieux Sud » avant l’avènement du mouvement pour les droits civiques des années 50 et 60. Bien que les protestations aient débuté et continué dans des villes du Sud dés 1954, ce n’est qu’avec le boycott des bus à Montgomery (Alabama) qu’elles sont de fait devenues plus qu’un phénomène local, et ont pris une importance nationale. Le boycott des bus est devenu un événement de renommée mondiale, et ont fait du Dr. Martin Luther King Jr. un personnage d’envergure internationale. Issu de la base, ce boycott m’a influencé ainsi que des millions d’autres Africains en Amérique car il reflétait le désir des masses noires de détruire les institutions étatiques blanches racistes qui existaient à l’époque dans le Sud.

La majeure partie de l’histoire du boycott des bus à Montgomery est assez connue, mais comme vous pouvez l’imaginer, la lutte pour les droits civiques n’était pas que l’œuvre du Dr. King. Même si on a créé un mythe national disant qu’il a suffi que Dr. King fasse quelques interventions devant les masses noires opprimées à Montgomery pour qu’un mouvement naisse et que son cri soit entendu par John Kennedy, le ‘grand maître blanc’ à Washington D.C., qui fît passer une législation de protection des droits civiques.
Cette version simpliste est de la propagande gouvernementale destinée à cacher l’hostilité et l’inaction du gouvernement fédéral, ainsi que le pouvoir du mouvement qui a obtenu des concessions du gouvernement et de ses appuis économiques. Par exemple, pour quelle raison E.D.Nixon, leader local de la National Association for the Advancement of Colored people (NAACP) et organisateur de base à Montgomery durant de nombreuses années, a-t-il été oublié de l’histoire ?

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[Los Angeles 1992] Le contexte d’un soulèvement prolétarien

19920004Texte de Aufheben. Repris de la brochure « Les émeutes de Los Angeles (mai 1992)« .

« Le 29 avril 1992, Los Angeles explosait dans ce qui devait constituer l’un des plus importants soulèvements urbains du siècle aux États-Unis. L’armée fédérale, la garde nationale et les forces de police venues de tout le pays mirent 3 jours pour rétablir l’ordre. Entre-temps les habitants de L.A. s’étaient réappropriés des millions de dollars de marchandises et avaient détruit pour plus d’un milliard de dollars de capital immobilier. »

Au-delà de l’image : les faits

Parce que la plupart de nos informations sur l’émeute nous sont parvenues par les médias capitalistes, il est nécessaire d’évaluer les distorsions que cela a créé. Tout comme lors de la guerre du Golfe, les médias ont donné l’impression d’une immersion complète dans la réalité alors qu’en fait ils fabriquaient une version falsifiée des événements. Alors que pendant la guerre du Golfe il y eut un effort concret de désinformation, à Los Angeles la distorsion fut moins le produit de la censure que de la totale incompréhension des médias de la bourgeoisie face à cette insurrection prolétarienne.

Le passage à tabac de Rodney King en 1991 ne fut pas un incident isolé, et s’il n’avait été filmé, il serait passé inaperçu ― perdu dans la logique de la répression raciste de la police qui caractérise si bien la domination capitaliste en Amérique. Mais, dès lors que cet incident de la vie quotidienne fut signalé à l’attention générale, il prit valeur de symbole. Tandis que le flot de l’information télévisée noyait l’événement dans le cours de l’interminable procédure juridique, les yeux des habitants de South Central restaient fixés sur un cas qui focalisait leur colère contre un système dont le calvaire de King était l’illustration parfaite. Dans tout le pays, mais spécialement à L.A., on sentait et on attendait que, quel que soit le résultat du procès, les autorités feraient les frais de la colère populaire. Pour les habitants de South Central, l’incident King ne fut qu’un déclic. Ils ignorèrent les appels de l’intéressé à l’arrêt du soulèvement parce qu’il n’en était pas la cause. La rébellion se fit contre le racisme qui s’exerçait tous les jours dans la rue, contre la répression systématique des cités, contre la réalité du racisme quotidien du capitalisme américain.

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[Los Angeles 1992] Los Angeles n’était qu’un début

5_92F_15Texte de Mike Davis. Repris de la brochure « Les émeutes de Los Angeles (mai 1992)« .

Le bûcher des illusions

Los Angeles : un transport de troupes blindé occupe le coin de la rue ― un gran sapo feo, un gros crapaud moche, comme dit Emerio, un gamin de neuf ans. Ses parents évoquent avec anxiété, presque en murmurant, les desaparecidos : Raul, de Tepic, ou le grand Mario, la fille des Flores ou le cousin d’Ahuachapan. Comme tous les Salvadoriens, ils savent, d’expérience, à quoi s’en tenir sur les « disparitions » ; ils se souviennent de la guerre, au pays, des corps sans tête et de l’homme dont la langue avait été passée par le trou ouvert dans sa gorge, lui faisant comme une sorte de cravate. C’est bien pour ça qu’ils vivent maintenant à Los Angeles, Californie.

Maintenant, ils font le compte de ceux de leurs amis et voisins, Salvadoriens ou Mexicains, qui ont brusquement disparu. Certains sont encore dans les prisons du comté, comme autant de grains de sable bruns perdus parmi les 12 545 autres prétendues saqueadores (pillards) et incendarios (incendiaires) emprisonnés après ce qui fut la plus violente émeute populaire aux États-Unis depuis que les pauvres irlandais brûlèrent Manhattan en 1863. Ceux qui étaient sans papiers sont probablement déjà de retour à Tijuana, sans un sou et désespérés, brutalement coupés de leur famille et de leur nouvelle vie. En violation de la politique municipale, la police a livré à l’INS (Services de l’immigration) des centaines de malchanceux saqueadores sans-papiers voués à l’expulsion avant même que l’ACLU et les associations qui défendent les droits des immigrés aient réalisé qu’ils avaient été arrêtés.

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