Archives de catégorie : Chroniques

Des champs de coton aux ghettos de New-York

Entretien avec Black Mirror, émission hip-hop…

MississippiJohnHurt_detoureQuelle est l’idée sous-tendue de l’émission ?

Salut à vous, d’abord, merci de me donner la parole dans votre zine et de me faire un peu de pub amicale, le premier numéro était très beau, drôle et intelligent, à l’image de ses créateurs. Hâte de lire le deuxième !

L’émission, c’est juste l’envie de partager l’amour que je porte à cette musique depuis tant d’années, et les quelques connaissances que j’ai engrangées en route. J’ai grandi dans les 90’s, et comme beaucoup de mômes de cette époque, le hip hop a vraiment changé ma life. Depuis ça m’accompagne chaque jour, et je passe en plus pas mal de temps à fouiner, chercher de l’info, des disques, à bouquiner des trucs, à zoner sur des blogs de passionnés, à faire des liens. Le premier album qu’on m’a mis dans les mains, c’est un grand qui m’a fourgué une K7 audio (ça nous rajeunit pas sa race) de l’album incroyable de Public Enemy « Apocalypse 91 », qui a fini par fondre dans mon walkman. Après j’ai biberonné au rap français bien sûr, avec la vague Hostile et Arsenal records, qui a vraiment amené un style propre, qui ne se contentait plus de singer maladroitement les cainris. Lunatic, La cliqua, X-men… C’était parti pour plus jamais me lâcher. Plus tard, au tournant 2000, est sortie la compil Shaolin Soul, qui nous offrait les originaux des samples du grand RZA pour le Wu Tang. Énorme tarte : derrière plein de chansons que tu kiffes se cache un autre morceau, souvent sublime. RZA a beaucoup pillé la Soul du sud, celle de Memphis, de Muscle Shoals, parce qu’il a grandi avec, comme beaucoup, c’est ce qu’écoutaient ses darons. Ses samples sont bien souvent plus que du pillage de matière première, il rend hommage à la musique qui l’a nourri, il en capture l’âme, la dureté, la rugosité. C’est tout un monde qui s’ouvre à toi quand tu captes ça : le hip hop est le dernier avatar d’une longue série de styles, tous créés par les noirs américains. Le sample est un voyage dans le temps, un collage d’époques.

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Eloge du zombie (World War Z)

«  Nous avons à souffrir non seulement de la part des vivants, mais encore de la part des morts. Le mort saisit le vif ! » (Le Capital, préface de la 1ère édition, 1867)

344699A Mellila, enclave espagnole sur la côte marocaine. Pour franchir deux barrières de 6 m gardée par des soldats et des policiers, une masse d’hommes et de femmes courent pêle-mêle, attachant parfois des crochets à leurs poignets et des vis à leurs chaussures pour mieux s’accrocher. « La plupart des personnes interrogées disent être montées les unes sur les autres pour réussir à passer. » Un jour ils étaient 2.000, submergeant les défenseurs, pourtant la plupart échouent, et recommencent.

A Jérusalem, dans la vieille ville. Sous protection militaire, à l’abri d’un mur haut de 20 m, juifs, musulmans et chrétiens chantent des hymnes. A l’extérieur, des milliers d’êtres en furie escaladent la muraille, retombent, repartent à l’assaut, mais à force de grimper sur les corps entassés, quelques-uns atteignent le sommet, d’autres suivent, l’enceinte est envahie, les soldats débordés, un massacre commence.

Les événements de Mellila ne sont que trop réels. [1] Chaque jour, des milliers d’Africains risquent leur vie pour émigrer en Europe. De toutes les photos, la plus forte peut-être montre, au loin, des hommes en équilibre périlleux au sommet de la barrière métallique, prêts à retomber du « bon » côté, tandis qu’au premier plan, sur une verte pelouse, deux personnes jouent paisiblement au golf.

La scène de Jérusalem est extraite du film World War Z (2013), inspiré du roman de Max Brooks, World War Z, Une histoire orale de la Guerre des zombies (2006), récit post-apocalyptique où les zombies ayant envahi presque tout le globe, il s’agit autant d’organiser la survie que de les anéantir.

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Train hopping & the Crew Change Guide

2188193969_773222d01b_bLe train hopping consiste à choper le train en marche et voyager gratos à travers le continent. Pratiquer par les hobos, vagabonds et autres galériens du train durant la grande crise de 29, le freight train hopping (voyage en train de marchandise) n’a cessé depuis d’être un bon moyen de se déplacer et de voyager pour des générations d’américains et de canadiens sans le sou.

Une « sous-culture » hobo et train-hopper continue d’exister en Amérique du Nord. Les voyageurs se refilent tuyaux et conseils. Que ça soit sur les types de trains de marchandises auxquels il faut s’accrocher au vol pour pouvoir grimper facilement ou ceux qui permettent de passer un trajet plus confort : les wagons à bétail bien classiques (« boxcar », d’où le titre du livre Boxcar Bertha), les « IM’s » (Intermodal containers, appelé aussi « Hotshots » or « Double Stack »), et ceux nommés « Junk » (wagons mixtes). Un certain nombre de recommandation sont souvent filés sur les fringues (vêtements chauds et solides), mais aussi sur les bons spots où grimper, sur les flics et les vigiles, etc etc…

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Le bon frère, un roman noir de Chris Offutt

S’il fallait assigner aux bouquins de Chris Offutt un genre littéraire bien précis, on serait embarrasser car on ne pourrait le faire aisément. Et pour cause, ceux-ci sont à la croisée de deux grands chemins, le roman noir (hardboiled novel) et le nature writing américain. Quasi inconnu en France au bataillon des auteurs américains de romans noirs, il s’inscrit pourtant dans la grande lignée de ces écrivains qui s’emparent de cadavres et de sang, de violences et de rages, de destins tragiques et d’idées sombres, pour parler de complexité sociale et humaine, pour conter la vie et ses turpitudes : comme l’on fait les Hammet, Thompson, Ellroy, Hillerman, Bunker, Lehane, et tous les autres…

Mais comme il a grandi dans les Appalaches de l’Est du Kentucky, Chris Offutt reste entièrement pénétré par la vie rude et sauvage des collines montagneuses, par le wilderness et la nature. Pour cela, il appartient également à l’école du nature writing américaine. Ce courant propre aux Etats-Unis est sans doute, une réponse, un écho, ou plutôt une conséquence du rapport à la Nature – et à l’Histoire – qu’entretient l’imaginaire américain. La colonisation du continent dans son ensemble (Canada compris, donc) ne date que de deux ou trois siècles. Et l’espace que prend la nature est gigantesque tant en superficie qu’au regard des zones urbanisées. La nature est bel et bien là, bien souvent non domptée, à une échelle autrement plus importante que sur le Vieux Continent, qui, lui, a eu près de deux ou trois millénaires (au bas mot) pour encadrer, exploiter et muséifier la moindre parcelle de verdure. Mais revenons à nos moutons, Chris Offutt participe de ce nature writing tout comme les grands noms du genre, Edward Abbey et son explosif Gang de la clef à molette, ou bien James Dickey et le magnifique Délivrance (qui fut adapté et donna le film du même nom). Deux livres réédités ces dernières années chez Gallmeister, éditeur français spécialisé dans le genre.

La Gallimard noire, elle, s’est  chargée de publier quelques traductions de bouquins d’Offutt. On se rappelle de Kentucky Straight, recueil de nouvelles sorti en 1999 : quelques petites pépites notamment celle racontant une partie de poker, pour le moins crispée, quelque part dans un cabanon enneigé paumé sur le flanc d’une montagne des Appalaches. Un petit chef d’œuvre. Les autres relatant les histoires difficiles, faites tant de misères que de joies, de ces « rednecks » autant attachés à leurs montagnes, à leurs forêts, à leur nature malgré la rudesse de leur condition, qu’hostiles au monde urbain et à l’american way of life de vigueur. Ce qu’on peut d’ailleurs voir aussi dans l’excellent film Winters’ bone sorti il y a quelques années.

Le bon frère s’inscrit dans la même veine mais ne se contente pas d’en rester au stade du recueil de nouvelles. Ce gros bouquin de plus de 400 pages publié en 2000 n’aura pourtant pas eu la même destinée éditoriale. Il n’aura pas été réédité en format poche comme le fut Kentucky Straight et, est donc de ce fait, assez difficile à trouver. Bien content d’avoir mis la main dessus à L’Amour du noir, l’unique bouquiniste de Paname spécialisé en roman noir ! Le bon frère, donc : une histoire de violence, de vengeance et de code de l’honneur entre familles rednecks du Kentucky. Une histoire d’exil et de nouvelle vie semi-clandestine  dans les montagnes du Montana. Une histoire d’attachement à son bout de nature et à sa famille pourtant castratrice et étouffante. Une histoire de groupes sécessionnistes dingos et de suprémacistes blancs qui veulent restaurer, l’arme au poing, une Amérique des pionniers débarrassée de l’Etat fédéral et de ses lois (sans doute un peu comme à Waco et Ruby Ridge ou bien le mouvement des Montana Freemen). Une histoire, enfin, de sang et de neige, de tourments et d’infinie sérénité, qui offre à voir les paysages, les mentalités et les imaginaires de deux coins de cambrousse un peu paumée des Etats-Unis d’aujourd’hui, les collines des Appalaches au Kentucky et les Rocky Mountains aux alentours de Missoula au Montana. Le tout, avec une plume fine et incisive, sans jamais tomber dans la facilité du livre de genre,… justement !

En voici un large extrait (kentuckien) :

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Detroit, ville mutante ?

3832131096_46783b68cd_bDetroit ? Une ville malade ? Une carcasse de ville ? Une ville post-catastrophe ? Un peu de tout ça sans doute….

Un fantôme de ville

Commençons donc par le décor quasi apocalyptique. Les maisons sont abandonnées par dizaines de milliers et certains quartiers sont tout simplement déserts. Des baraques sont éventrées, les carreaux cassés, le toit cramé. Des habitations se trouvent une seconde vie en hébergeant herbes folles, arbustes et toute la flopée d’écosystème qui va avec. Des logements sont squattés  pour une nuit par les galériens en mal d’abri, et des tas de maisons sont barricadées avec de grandes planches de bois solidement vissées. Et partout, les mêmes panonceaux, plus ou moins délabrés par le temps, rabâchent leur éternelle rengaine « For lease », « For sale », à louer, à vendre, à vendre à louer…

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North Dakota, Road 85, la nouvelle ruée vers l’or noir.

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150 kilomètres de route rectiligne au milieu de la pampa, du wilderness, et des pâturages à perte de vue du Dakota du Nord. Mais depuis quelques années, cette ancienne terre de bisons et d’indiens, constitue le nouvel eldorado américain, paradis moderne pour quiconque veut se faire un bon petit paquet  d’oseille sans trop craindre les boues toxiques engendrées par l’extraction des pétroles et autres gaz de schiste. Voilà que ce petit tronçon de route est devenu en cinq ou six années, le nouveau centre stratégique de la production d’hydrocarbures des Etats-Unis. Ces derniers seraient, avec cette découverte, à nouveau quasi autonomes au niveau énergétique. Et les experts et autres ingénieurs de service d’assurer qu’il y en a encore pour 15 bonnes années à extirper la substantifique moelle,  les 7 milliards de barils qui s’y trouvent. Alors, les gars accourent de tous les Etats, qui pour conduire les camions, qui pour les réparer, qui pour bosser au fracking, qui pour construire la 2×3 voies… En espérant ainsi pouvoir rembourser le crédit contracté au pays, éponger leur dettes, voire même peut-être mettre un peu d’argent de côté. Les salaires sont encore élevés pour l’instant, de l’ordre de 10000 dollars par mois d’après les chiffres officiels. 65000 jobs ont déjà été pris et au moins 20000 autres attendent preneurs. Mais quand la main d’œuvre se fera moins rare et que les postes seront tous pourvus gageons que les patrons s’empresseront de baisser les payes… Que restera-t-il  alors ? Seulement les conditions précaires de travail à bosser durement plus d’heures par jour qu’il n’y en a de soleil en hiver ? Seulement les caravanes pourries dans lesquelles on loge pour ne pas voir toute sa thune partir en motel ? Ou bien, une région sinistrée aux sols ravagés ? On verra bien. Pour l’instant c’est la ruée vers l’or.

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Montréal, là où sourient les flics…

20100610-172144-gÉtrange aperçu de la vie quotidienne montréalaise que de passer quelques jours à sillonner la capitale du Québec. On se représente le Canada un peu comme les pays scandinaves, c’est-à-dire un de ces pays où tout-le-monde-il-est-beau-il-est-gentil. Un de ces endroits où tout le monde bosse car il y a du travail, où chacun fait son job honnêtement parce que c’est simplement comme ça que ça se passe.

Eh bien, difficile d’être déçu. Au contraire, être plongé dans cette sérénité du quotidien est bien déconcertant. On est, tour à tour, rapidement tenté de se laisser gagner par cette bonne humeur générale, et terriblement angoissé par ce monde parfait sans saveurs sans tensions sans passions. Comment décrire ce léger embarras lorsque le commerçant qui va te refourguer sa marchandise te lance un « Salut ! Ça va bien ?! » d’un air jovial et complice comme si on était pote, frère, camarade, ou peut-être seulement concitoyen ? Comment expliquer le choc et la gêne que tu te prends quand tu te retrouves pris dans une espèce de quiproquo avec un flic et qu’il te gratifie d’un sourire et même d’un rire de bon cœur ? Étrange, brrr…, terrifiant… Mais qu’est-ce qu’il se passe ici ?

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