Le bon frère, un roman noir de Chris Offutt

S’il fallait assigner aux bouquins de Chris Offutt un genre littéraire bien précis, on serait embarrasser car on ne pourrait le faire aisément. Et pour cause, ceux-ci sont à la croisée de deux grands chemins, le roman noir (hardboiled novel) et le nature writing américain. Quasi inconnu en France au bataillon des auteurs américains de romans noirs, il s’inscrit pourtant dans la grande lignée de ces écrivains qui s’emparent de cadavres et de sang, de violences et de rages, de destins tragiques et d’idées sombres, pour parler de complexité sociale et humaine, pour conter la vie et ses turpitudes : comme l’on fait les Hammet, Thompson, Ellroy, Hillerman, Bunker, Lehane, et tous les autres…

Mais comme il a grandi dans les Appalaches de l’Est du Kentucky, Chris Offutt reste entièrement pénétré par la vie rude et sauvage des collines montagneuses, par le wilderness et la nature. Pour cela, il appartient également à l’école du nature writing américaine. Ce courant propre aux Etats-Unis est sans doute, une réponse, un écho, ou plutôt une conséquence du rapport à la Nature – et à l’Histoire – qu’entretient l’imaginaire américain. La colonisation du continent dans son ensemble (Canada compris, donc) ne date que de deux ou trois siècles. Et l’espace que prend la nature est gigantesque tant en superficie qu’au regard des zones urbanisées. La nature est bel et bien là, bien souvent non domptée, à une échelle autrement plus importante que sur le Vieux Continent, qui, lui, a eu près de deux ou trois millénaires (au bas mot) pour encadrer, exploiter et muséifier la moindre parcelle de verdure. Mais revenons à nos moutons, Chris Offutt participe de ce nature writing tout comme les grands noms du genre, Edward Abbey et son explosif Gang de la clef à molette, ou bien James Dickey et le magnifique Délivrance (qui fut adapté et donna le film du même nom). Deux livres réédités ces dernières années chez Gallmeister, éditeur français spécialisé dans le genre.

La Gallimard noire, elle, s’est  chargée de publier quelques traductions de bouquins d’Offutt. On se rappelle de Kentucky Straight, recueil de nouvelles sorti en 1999 : quelques petites pépites notamment celle racontant une partie de poker, pour le moins crispée, quelque part dans un cabanon enneigé paumé sur le flanc d’une montagne des Appalaches. Un petit chef d’œuvre. Les autres relatant les histoires difficiles, faites tant de misères que de joies, de ces « rednecks » autant attachés à leurs montagnes, à leurs forêts, à leur nature malgré la rudesse de leur condition, qu’hostiles au monde urbain et à l’american way of life de vigueur. Ce qu’on peut d’ailleurs voir aussi dans l’excellent film Winters’ bone sorti il y a quelques années.

Le bon frère s’inscrit dans la même veine mais ne se contente pas d’en rester au stade du recueil de nouvelles. Ce gros bouquin de plus de 400 pages publié en 2000 n’aura pourtant pas eu la même destinée éditoriale. Il n’aura pas été réédité en format poche comme le fut Kentucky Straight et, est donc de ce fait, assez difficile à trouver. Bien content d’avoir mis la main dessus à L’Amour du noir, l’unique bouquiniste de Paname spécialisé en roman noir ! Le bon frère, donc : une histoire de violence, de vengeance et de code de l’honneur entre familles rednecks du Kentucky. Une histoire d’exil et de nouvelle vie semi-clandestine  dans les montagnes du Montana. Une histoire d’attachement à son bout de nature et à sa famille pourtant castratrice et étouffante. Une histoire de groupes sécessionnistes dingos et de suprémacistes blancs qui veulent restaurer, l’arme au poing, une Amérique des pionniers débarrassée de l’Etat fédéral et de ses lois (sans doute un peu comme à Waco et Ruby Ridge ou bien le mouvement des Montana Freemen). Une histoire, enfin, de sang et de neige, de tourments et d’infinie sérénité, qui offre à voir les paysages, les mentalités et les imaginaires de deux coins de cambrousse un peu paumée des Etats-Unis d’aujourd’hui, les collines des Appalaches au Kentucky et les Rocky Mountains aux alentours de Missoula au Montana. Le tout, avec une plume fine et incisive, sans jamais tomber dans la facilité du livre de genre,… justement !

En voici un large extrait (kentuckien) :

Virgil s’éloigna et descendit la légère pente pour entrer dans le torrent. Des araignées d’eau s’enfuirent à l’approche de son ombre. Les écrevisses sursautaient, comme tirées en arrière par une ficelle. Le vallon s’ouvrait et le torrent se changeait en ruisseau peu profond, marqué de vaguelettes et de minuscules barrages d’ordures. Il marcha d’un pas régulier, les jambes mouillées jusqu’à mi-cuisse. Il escalada la berge à travers un carré de hautes jacobées. Des abeilles en colère dessinaient des arcs serrés d’avertissement avant de reprendre leur labeur. Une grenouille bondit dans l’eau et Virgil s’assit sur la pierre d’où la grenouille avait sauté. Une coccinelle atterrit sur sa jambe. L’air était lourd du musc de la vie.

Il commença à se décontracter dans le seul endroit où il se sentait en sécurité. Il avait passé la moitié de son enfance dans les bois, la plupart du temps avec Boyd. Parmi les chênes et les érables, les pins et les mélèzes, il éprouvait le sentiment d’être à sa vraie place, en toute plénitude, un sentiment qui lui faisait toujours défaut dans la compagnie des humains. Il jeta une pierre dans le torrent. Gamin, il supposait que tous les objets étaient doués de sens et il avait envié aux pierres leur existence parfaite. Personne n’attendait rien d’elles. Boyd et lui avaient passé des heures à discuter des opinions imaginaires d’un arbre, de la route, d’un nuage. Est-ce qu’une pelle appréciait de creuser ? Est-ce que ça gênait le charbon d’être brûlé ? Est-ce qu’une branche de frêne préfèrerait être batte de base-ball ou manche de cognée ?

Le bruit du torrent ralentit le flux de réflexions et calma Virgil. Il se souvint de Boyd enfant escaladant un arbre et bondissant sur un arbrisseau, qui ployait sous son poids et le déposait au sol. Virgil avait escaladé l’arbre. Il était resté longtemps, debout, en appui sur la branche, craignant de sauter. Finalement il était redescendu, en désescalade, pour se rentrer à la maison.

Aujourd’hui un écureuil roux l’observa depuis un rondin pourri changé en tourbe avant de s’enfuir dans les palmes des osmondes s’agitant sous la brise. Virgil commença à avancer sur la berge du torrent. L’air fraîchit à mesure que le vallon se rétrécissait. Il atteignit une fourche du torrent et emprunta le plus petit des deux ruisseaux, simple filet d’eau qui s’enfonçait dans les bois sombres. Les arbres étaient énormes et vieux comme la terre, le terrain étant trop raviné pour le bûcheronnage. Des gazouillis d’oiseaux montaient et retombaient alentour. La canopée dense laissait filtrer le soleil en une mosaïque mouvante de lumière et de ténèbres. Le torrent s’arrêtait à une paroi rocheuse verte de mousse et Virgil escalada la colline, en suivant un demi-cercle de pins.

La pente était raide et il avançait plié en deux, le corps près du sol, les membres écartés comme une araignée. A la crête de la colline, ils e reposa. Il avait beau n’être jamais encore venu là, il savait où il était. La ville se situait dans une direction, le reste du monde de l’autre. Il parcourut plus de six kilomètres sur la ligne de crête avant de se vider des restes de sa colère.

L’odeur de fumée de bois le tira vers une mince colonne de gris se levant devant une maison. L’arrière-porte  était peinte en vert pour dissuader les sorcières d’entrer. Il contourna la maison pour l’approcher par l’avant et un chien courut sur lui en aboyant. Un chemin de planches était enchassé dans l’argile jaune au sol. Il n’y avait pas d’herbe. La couche arable avait disparu, grattée par les poulets, laissant apparaître des veines d’argile qui couraient entre les racines d’arbres mises à nu. La maison était couverte de papier goudronné et une pousse de chêne ressortait du toit. La mousse s’accrochait sous les avant-toits comme un velours vert.

Une femme était assise sur le perron, un pistolet sur les genoux. Elle ôta les nervures d’une large feuille de tabac qu’elle mit en bouche. Près de son fauteuil était posé un seau avec sa louche.

─ D’où vous montez comme ça ? dit-elle.

─ Ridgeline.

─ Vous êtes tombés du train ?

─ J’ai marché depuis la ville.

─ Vous êtes pas de là-bas ?

─ Non.

─ Et c’est quoi, votre famille ?

─ Les Caudill.

─ Quelle branche ?

─ La plus nombreuse. C’est les blonds. On est  pas les Caudill du vallon, si c’est ce que vous voulez savoir. On est peut-être bien parents, y’a de ça cinq ou six grands-mères, mais je ne le revendique pas. Ma mère était une Cabe.

─ J’en ai bien connu, des Cabe.

Son hochement de tête fit trembloter les flasques chair sous son menton.

─ Je pourrais avoir un petit coup d’eau ? dit Virgil.

─ Buvez tout ce que vous voulez.

Elle poussa le seau du pied jusqu’en bordure du porche.

─ Vous faudra ouvrir votre chemise pour faire ça.

Virgil déboutonna sa chemise. La louche était chevillée à mi-bois à trois endroits. Il l’enfonça doucement dans l’eau pour écarter les insectes flottant à la surface. La femme se pencha en avant pour examiner son torse pendant qu’il buvait.

─ Je vous avais pris pour un spectre à sortir des bois comme ça, mais vous en êtes pas un, je crois pas. Parce que l’eau ça se vide tout de suite d’un spectre.

─ C’est vrai.

─ Vous saviez ça ?

Virgil secoua la tête.

─ Y sont méchants, on peut pas leur faire confiance. Y’a des risques avec les spectres. Y collent aux arbres comme une écorce. Faut leur être bien gentil, faut que le spectre, il oublie qui il est. Après on l’attrape dans une cougourde sèche, elle se met à tinter, c’est le spectre qui essaie de sortir. Regardez là.

Elle  tendit le doigt au-dessus du sol, le geste mettant en mouvement les hamacs de chairs sous son bras. Quatre gourdes se balançaient comme des crânes à un caféier du Kentucky. Elles étaient petites et parcheminées par les saisons. Au-delà s’étendaient les bois sombres.

─ Vous êtes bien le premier homme à venir ici pour boire de l’eau, dit-elle.

─ J’avais autre chose en tête.

─ Vraiment.

Elle mit la main sur le pistolet.

─ Et c’était quoi ?

─ Du whisky.

─ Le whisky c’est interdit par la loi.

─ Je suis le frère de Boyd, Virgil.

La femme ôta la main de son arme. Son rictus édenté était le trou d’un nœud qu’on aurait desserré.

─ Ce foutu Boyd, c’était un cas, dit-elle. J’ai entendu dire qu’il avait passé.

Virgil acquiesça.

─ Y va me manquer, dit-elle. Et maintenant, Petit Boyd, qu’est-ce que tu veux et combien ? J’aide la brune et de la blanche comme gnôle.

─ Une demi-pinte de ce qu’il buvait.

─ Pour lui, je gardais la Cuvée du Patron. Le meilleur. J’en ai jamais vendu à personne. T’es sûr que t’en veux pas plus ?

─ Non.

─ Non, t’es pas sûr, ou bien non, t’en veux pas plus ?

─ Une c’est assez.

─ C’était rien de tout pour ton frère de monter jusqu’ici quatre fois la nuit. J’y laissais des bouteilles cachées dans un sac en papier. Il collait son argent dans le sac et continuait. Comme ça je pouvais au moins fermer un petit peu l’œil.

Elle entra dans la maison et Virgil se demanda où le pistolet était passé. Il ne l’avait pas vu disparaître. Elle ressortit chargée de trois demi-pintes de bourbon. Les bouchons étaient scellés à la cire rouge. Elle s’appuya sur la rambarde du perron et les lui passa, les épaules rentrées à l’entour de sa tête couleur de zinc qui s’en trouvait rapetissée. Elle chassa du geste l’argent qu’il lui offrait.

─ Vous n’êtes pas obligée de faire ça, dit Virgil.

─ Tais-toi et prends.

Virgil glissa deux bouteilles dans la poche de sa veste et ouvrit la troisième.

─ Wow, Petit Boyd, dit-elle. J’ai qu’une seule règle – on ne boit pas sur la propriété. C’était la loi de mon papa et de son papa avant ça.

─ Cet endroit, il a toujours été à votre famille ?

─ Non, à mon papa, il était de la vallée direction comté de Bell. Il gardait son alambic sous la maison avec la cheminée qui remontait à travers le plancher et dans le conduit. C’te maison, elle était juste à la limite de l’Etat. Si la loi du Tennessee lui tombait dessus, il allait dans la chambre du Kentucky, c’est tout. Et si la loi du Kentucky se collait à ses trousses, eh ben, il allait côté Tennessee. Un jour, ils lui ont collé les chiens aux fesses et c’est pour ça qu’il est monté jusqu’ici.

Les plis de sa robe s’affaissaient lourdement sous sa hanche droite. Un trou marquait le tissu, entouré d’une tache de brûlure sombre et Virgil comprit où le pistolet était caché.

─ Par le Ciel, je vais enfreindre la règle de Papa, dit-elle. Rien que parler de ce salopiot, ça me donne envie.

Elle entra dans la maison et revint avec un cruchon d’alcool blanc.

─ A Boyd, dit-elle. Le conté tout entier a bien de la chance qu’il avait pas de religion. Y’aurait bien fallu un mois de dimanches pour lui sauver son âme.

Elle but la moitié du cruchon tandis que Virgil se contentait d’une gorgée. Elle essuya la bouche et cracha depuis le perron.

─ Boyd était différent dit-elle. Impossible de savoir s’il lui manquait quelque chose, ou s’il avait quelque chose en trop. Il fichait la trouille, mais y’avait pas d’homme plus aimé dans la vallée. Et c’est bien ça qui l’a tué, m’est avis. Les hommes voulaient s’en faire un pote et les femmes le voulaient à leur façon. Lui, il était comme la peinture sur une bagnole qu’on vient de repeindre – suffit juste d’un coup de tournevis à la rayer. Les gens voulaient le voir mort et ils le savaient même pas, jusqu’à ce qu’y soit plus là. Il a jamais suivi une seule règle de vie.

Elle but une longue gorgée du cruchon. L’alcool ne semblait pas lui faire de l’effet. Les buissons s’agitèrent derrière Virgil et il pivota, s’attendant à voir un spectre se sortant d’une des gourdes. Un homme de haute taille avec une grosse tête sortit du bois. Une casquette verrouillait ses longs cheveux en les empêchant de retomber dans ses yeux. Il avait perdu la majeure partie de ses dents. Un serpent noir cerclait son bras comme un lierre.

─ Salut, dit-il à Virgil. Je suis l’aîné d’Ospie Brownlow, Ospie Brownlow.

Il sourit à l’adresse de la femme.

─ Moses a chopé un lapin, M’man. Ç’a glissé plus facile qu’avec de la chouette.

─ Passe-le ‘ci.

Il tendit le serpent qui se déplaça de son bras au bras de la mère, les encerclant tous deux un bref instant d’un nœud noir avant de tomber au creux des genoux de la femme. L’animal avait la mâchoire pendante, encore désarticulée d’avoir avalé sa proie.

La femme trouva une bosselure de la taille d’une balle de soft ball quelques centimètres derrière la tête. Elle plaça les deux pieds sur la queue, noua les deux mains autour du corps du serpent derrière la bosselure, et serra. Lorsqu’elle se fut gagné un peu de mou, elle amena sa main la plus basse derrière la bosselure et serra à nouveau. Le serpent jeta la gueule vers elle mais sa mâchoire inférieure était inutilisable. La sueur brillait sur le front de la femme et glissait au long du maxillaire au duvet en rouflaquettes. Elle releva le serpent et le maintint à la verticale de ses genoux, la tête nouée en pommeau. Lentement ses mains remontèrent, forçant la bosselure au sortir du gosier de la bête. Elle ferma les yeux, mâchoire serrée, menton collé. D’un geste puissant, elle arracha au serpent une boulette de fourrure pâle qui tomba au sol avec un bruit mat.

La femme haletait, le souffle court. Ses bras pendaient à ses flancs, ses jambes largement écartées. Le lapin gisait, petit tas écrabouillé, sa fourrure rougie déchirée par des esquilles d’os. Il était plat comme une crêpe.

─ Prends-le et lave-le un bon coup, dit-elle à Ospie. Après tu le dépiautes. La viande, elle a rien. C’est que du bon à manger.

Il ramassa le lapin mort l’air de rien, comme un objet qui ne serait pas à sa place, et contourna la maison.

─ Pour sûr que j’aime bien le lapin, dit-elle. Ospie, il est pas sûr avec un fusil et je vois pas assez bien pour tirer sauf de près. J’aurais bien l’usage d’un homme pour chasser si y en avait un qui voulait.

Le serpent se glissa en bordure du perron et se laissa tomber au sol. Virgil but à la bouteille, laissant la brûlure vive étouffer la nausée qui lui barattait les tripes. Beaucoup de gens avaient un serpent noir à demeure contre les rats dans une grange, mais il n’en avait encore jamais vu qui ramenait de la viande.

─ Ton frère me rapportait du gibier, dit la femme. Il a aussi ramené des godasses à Ospie un coup.

Elle fit signe à Virgil de s’approcher du perron. Elle se pencha par-dessus la rambarde fléchie et baissa la voix. Un voile gris lui couvrait les yeux, plus épais sur l’un que sur l’autre.

─ J’ai jamais rien dit du tout au shérif, dit-elle. Il est venu renifler après que Boyd il a été tué. Y voulait savoir si Boyd venait se fournir chez moi, avec qui y venait, j’en passe et des meilleures. Je sais qui a tué Boyd, mais j’ai jamais dit un mot. J’ai pas l’intention de me mettre en travers de ton chemin.

Virgil se détourna, il voulait la sécurité des bois.

─ Hé, Petit Boyd, appela la femme. Tu fais bien de te tenir en retrait. Laisse croire au gars qu’il a plus de danger et choisis ton moment. J’ai jamais aimé les Rodale, y’a  pas assez de branches dans leur arbre généalogique.

Il quitta la route, empruntant une piste à gibier à peine marquée qui s’enfonçait dans les bois. L’alcool lui donnait mal à la gorge. Le feuillage du vallon était épais et vert, signe d’une présence d’eau, et il descendit la pente vers un ruisseau bourdonnant de nuages de moucherons. Les champignons éclataient en parcelles blanches, comme un gâteau sous ses semelles. La pente des collines se fit moins abrupte, s’ouvrant en clairières d’arbres à bois tendre luisant sous la lumière horizontale de l’après-midi.

Virgil s’assit et bu. Le ruisseau était large, son courant peu rapide. Il songea à partir mais il ne savait où aller. Tant de gens des collines avaient émigré vers le nord à la recherche de travail qu’un quartier tout entier de Pittsburgh portait le nom de « Pensyl-tucky ». Il avait des cousins là-bas. Il but un peu de whisky. Il n’avait jamais été un grand buveur, et il comprit soudain pourquoi les gens aimaient ça. L’alcool vous faisait vous sentir mieux, mais au départ, il fallait se sentir plutôt mal et Virgil n’avait jamais connu de tels abîmes. Il s’aimait bien et il aimait bien le monde dans lequel il vivait. Il se demanda la raison du mal-être de Boyd, si violent pour boire comme il le faisait.

Il but une nouvelle gorgée, se releva et faillit s’effondrer. La moitié du whisky était partie. Il avait l’impression que l’alcool battait dans sa tête comme dans un bocal. Il revissa le bouchon sur la bouteille et avança. Les collines projetaient une ombre épaisse, et il voulait avoir quitté le vallon avant la fin du jour. S’il ne parvenait pas à rejoindre la route, il lui faudrait au moins atteindre une crête, là où brûlait encore dans le ciel une lumière suffisante. Les souvenirs défilaient goutte à goutte à sa mémoire, pareils à un ruisseau souterrain sur un lit de calcaire se frayant un chemin au travers de fissures minuscules – Boyd demandant si Virgil voulait un beignet Bobo, avant de le cogner au bras en disant, « Ça fait bobo, pas vrai ? » ; Boyd lisant la Bible pour en sélectionner les le meilleur d’Ezechiel, où Oholiba se voyait condamnée pour débauche et prostitution qu’elle avait apprises des égyptiens ; Boyd lui apprenant à jouer aux cartes avec un jeu tout graisseux.

Virgil s’arrêta pour boire à nouveau et laissa tomber le bouchon du whisky. Il se pencha pour le récupérer, perdit l’équilibre et tomba sur la terre humide. Il roula le dos et fixa la portion de ciel visible entre les collines. Les cimes des arbres vacillaient comme des pattes griffues cherchant à atteindre les étoiles.

Il ferma les yeux, sentit sa tête tourner, les rouvrit. L’obscurité était tombée vite, comme une crue envahissant la terre. Il se releva et se mit à avancer du pas précis de l’ivrogne. Les lucioles ponctuaient de petits points jaunes instables l’espace entre les arbres. Des feuilles mortes s’accrochaient à la boue de ses vêtements. Il se trouvait près d’une route. Il entendit les claquements d’un moteur avec un ou plusieurs cylindres défectueux et il reconnut la voiture que conduisait un gars du boulot. Il sut qu’il aurait pu profiter du voyage. La lumière de la lune avançait dans la nuit.

Il glissa sur les genoux en escaladant l’escarpement et se demanda pourquoi la chaussée goudronnée avait des reflets pâles la nuit. Il ne se souciait pas de la direction  d’une voiture éventuelle, il montrait avec qui voudrait bien le prendre et irait où le conducteur se rendait. Boyd avait fait ça vingt ans auparavant. Virgil débutait à son tour, en retard pour tout. Il aurait bien aimé se faire ramasser par un hélicoptère et déposer quelque part.

Virgil s’appuya contre un sycomore. Le désert était trop chaud, le Nord trop froid, les villes trop grandes, le Middle-West trop plat. Il gloussa. Il était incapable de décider la direction à prendre sur la Route, moins encore dans le pays. Ce qui n’avait aucune importance. Rien n’avait d’importance. Il se sentait bien. Il finit la bouteille, en ouvrit une autre. Il aurait dû s’enivrer et se mettre à réfléchir aux choses plus tôt. L’idée lui traversa l’esprit : partir pour partir, autant qu’il se lance et tue Rodale d’abord.