Des champs de coton aux ghettos de New-York

Entretien avec Black Mirror, émission hip-hop…

MississippiJohnHurt_detoureQuelle est l’idée sous-tendue de l’émission ?

Salut à vous, d’abord, merci de me donner la parole dans votre zine et de me faire un peu de pub amicale, le premier numéro était très beau, drôle et intelligent, à l’image de ses créateurs. Hâte de lire le deuxième !

L’émission, c’est juste l’envie de partager l’amour que je porte à cette musique depuis tant d’années, et les quelques connaissances que j’ai engrangées en route. J’ai grandi dans les 90’s, et comme beaucoup de mômes de cette époque, le hip hop a vraiment changé ma life. Depuis ça m’accompagne chaque jour, et je passe en plus pas mal de temps à fouiner, chercher de l’info, des disques, à bouquiner des trucs, à zoner sur des blogs de passionnés, à faire des liens. Le premier album qu’on m’a mis dans les mains, c’est un grand qui m’a fourgué une K7 audio (ça nous rajeunit pas sa race) de l’album incroyable de Public Enemy « Apocalypse 91 », qui a fini par fondre dans mon walkman. Après j’ai biberonné au rap français bien sûr, avec la vague Hostile et Arsenal records, qui a vraiment amené un style propre, qui ne se contentait plus de singer maladroitement les cainris. Lunatic, La cliqua, X-men… C’était parti pour plus jamais me lâcher. Plus tard, au tournant 2000, est sortie la compil Shaolin Soul, qui nous offrait les originaux des samples du grand RZA pour le Wu Tang. Énorme tarte : derrière plein de chansons que tu kiffes se cache un autre morceau, souvent sublime. RZA a beaucoup pillé la Soul du sud, celle de Memphis, de Muscle Shoals, parce qu’il a grandi avec, comme beaucoup, c’est ce qu’écoutaient ses darons. Ses samples sont bien souvent plus que du pillage de matière première, il rend hommage à la musique qui l’a nourri, il en capture l’âme, la dureté, la rugosité. C’est tout un monde qui s’ouvre à toi quand tu captes ça : le hip hop est le dernier avatar d’une longue série de styles, tous créés par les noirs américains. Le sample est un voyage dans le temps, un collage d’époques.

T’as plus qu’à tirer les fils pour remonter en arrière. L’émotion qui t’attrapes quand t’écoutes du rap vient de loin. De la soul, du RNB, du blues. Le RNB, c’est rien d’autre que du blues avec une batterie et des instruments amplifiés. Le blues, c’est un chant d’esclave avec une guitare. La Soul, c’est le mariage impie entre le blues, musique du diable, et les spirituals, musique d’église. En fin de compte, tout ça c’est la même musique. Le rap, c’est juste le nouveau blues des ghettos délabrés des années Reagan. Comme dans le blues, tu dis « moi je », mais à travers toi tu parles de et à tous ceux et celles qui partagent ta condition. Comme disait Fabe : « Quand je dis « moi » je dis « nous » je parle de ceux qui sont concernés ».

C’est le deuxième truc : la musique, c’est pas que de la musique, en tout cas la musique noire. Elle rentre pas dans les cases de la conception blanche bourgeoise de la zik, qui sépare l’art de la vie. En Afrique, puis chez les esclaves, la musique a une fonction sociale. Elle accompagne les moments de la vie, tout le monde y participe. Cette tradition va se transmettre, parce que les mondes noirs et blancs aux USA restent très séparés pendant des siècles. Les work songs rythment le travail des esclaves, puis des forçats et des prisonniers ; les hollers peuplent la solitude des métayers, les spirituals tentent de t’amener à une transe religieuse etc… Et tu participes, t’es pas assis à écouter un artiste. Le système du « call and response » (un soliste lance un appel et des chœurs lui répondent) traverse toute cette musique, jusqu’au hip hop (when i say hip you say hop). C’est le signe le plus évident de ça, y a pas de séparation entre le « public » et la scène. Bien sûr la marchandisation capitaliste va travailler à détruire ça, et c’est beaucoup moins manifeste aujourd’hui. Mais partager la même condition sociale reste primordial pour que tu sois reconnu comme un « vrai ». Les bluesmen vivaient dans les mêmes bleds que les gens qui les écoutaient, les soul men et sous sisters habitaient le Sud ségrégué, les rappeurs ont grandi dans le ghetto. Donc la musique tombe pas du ciel, et c’est ce que ratent la plupart des bouquins qui prétendent en faire l’histoire : ils en font un monde à part. On te raconte la vie des artistes majeurs, les business de labels, les albums marquants etc. Mais d’où ça vient ? Y a une expo en ce moment à Panam’ qui s’appelle Great Black Music, qui est scandaleuse, et reflète bien cette manière de voir. Le concept de Great Black music, c’est Art ensemble of Chicago qui l’a défini dans les 60’s, au moment du Black Power. Leur idée, c’est que toute la diaspora africaine dans le monde fait une seule et même musique, et forme donc une seule et même communauté, dans un délire pan-africaniste très en vogue à l’époque. L’expo reprend ça, te fait voir plein de styles différents d’un peu partout dans le monde, pour te dire : « toute cette musique (le blues, la soul, le reggae, la salsa, le rap) porte l’Afrique en elle ». Les harmonies, le rythme, le backbeat (accentuation du temps faible), la fameuse blue note, le call and response, l’improvisation, tout ça c’est africain. Certes. Mais quoi ? Si tu te contentes de dire ça, et d’analyser des formes artistiques sans prendre en compte le social, tu donnes de l’eau au moulin des théories racistes qui ont permis l’esclavage. En gros, les noirs ont le rythme dans la peau et la musique dans le sang, et où qu’ils se trouvent, ils font du son de la même manière. Mais s’il y a une diaspora africaine, et c’est ça que disait l’AEOC, c’est parce qu’il y a eu déportation, puis ségrégation. Les blancs ont volé à l’Afrique des millions d’hommes et de femmes pour leur servir de bétail. Les USA ont fondé leur puissance sur des monocultures qui exigeaient une main d’œuvre servile et inépuisable. Jamaïque, Brésil, Antilles, États-Unis : toutes les musiques noires se ressemblent parce qu’elles sont issues de l’esclavage. Placés dans un vide culturel absolu, déracinés, martyrisés, les africains déportés se sont inventés une culture et une musique qui portaient la trace de leurs racines et de leur souffrance nouvelle. Le monde blanc leur était interdit, l’écriture, la lecture, la religion ; et leurs instruments, leurs dieux, leurs langues étaient proscrits. La séparation des deux mondes (pas complètement imperméable, bien sûr) a duré des siècles, et cette culture s’est perpétuée, oralement, et surtout par la musique. Donc si l’Afrique est dans la musique noire, ce n’est pas parce qu’elle coule dans tes veines, parce que tu as une disposition génétique, mais parce que tes parents étaient esclaves, et leurs parents, et les parents de leurs parents, qui avaient été amenés à fond de cale pour bâtir des empires avec leur sueur et leur sang. Dans leur expo à la con, l’esclavage est un événement comme un autre, placé sur le même plan que la construction des pyramides, le premier album de Bob Marley, la mort de Tupac, le premier pas sur la lune, et non pas comme la matrice de toute cette histoire de douleur, de lutte et de musique.

Si y a une idée derrière cette émission, c’est donc de montrer d’où ça vient le rap. Il est pas né dans un ghetto de NYC au milieu des années 70, il est né dans un champs de coton sous l’esclavage, il s’est réincarné dans le blues vagabond du Mississippi, il a fui la plantation pour habiter les ghettos des grandes villes industrielles, puis il a accompagné les combats des 60’s et des 70’s, les droits civiques, les panthères. La fin de l’esclavage en 1865, c’est la naissance d’un nouveau type d’esclavage, économique. La ségrégation, la prison, le lynchage. La fin légale de la ségrégation dans les 60’s, c’est la mise au jour d’une ségrégation plus profonde, qui n’évolue presque pas : la ségrégation sociale, territoriale. Elle ne se fonde plus ouvertement sur la race, mais malgré l’apparition progressive d’une bourgeoisie noire, elle la recouvre encore. Les USA sont un pays racistes, et Obama n’y change rien.Une goutte de sang noir et tu es considéré comme noir. Noir n’est pas une race, ou une couleur, c’est une condition sociale, entretenue, perpétuée. Impossible de faire l’impasse là-dessus si on veut capter la beauté et la force de cette zik. Après, c’est quand même une émission musicale, hein, on est pas là pour jouer les profs, et on essaye de se faire plaisir en écoutant du bon son, on essaye de faire partager des découvertes ou des perles obscures.

Quelle est la différence d’avec toutes les autres émissions hip-hop ?

Bah la différence principale, c’est que du coup on voyage beaucoup dans le temps. Y a déjà suffisamment d’émissions (dont d’excellentes), qui s’attachent aux nouveautés, à rendre compte de l’actu des labels et des rappeurs en exercice. Moi je m’attache plus au temps long, à ce qui relie toutes les musiques qui me font vibrer le bide. En mode « le savoir est une arme », j’essaye de raconter d’où ça vient, de montrer ce qui relie Mississippi John Hurt à Tupac. Un genre de micro histoire sociale de la zik, humblement, parce que je suis pas un spécialiste ou un critique d’art. Mais beaucoup de morceaux sont encore plus beaux quand tu captes où ils puisent leur beauté, et elle vient souvent de loin. C’est une émission qui marche comme un sampler, en fait : d’où vient cette putain de trompette ? D’un morceau de tel mec, qui vient de telle ville à telle époque, et qui reprend la vibe de ce vieux blues du Delta, qui lui-même reprend le thème d’un chant d’esclave qui appelait en cachette à l’évasion…. Ça fait que c’est une émission hip hop où on écoute pas que du rap,  voire assez peu en proportion. Du Blues, des work songs, de la soul, de la funk, du rocksteady…

Pour le moment, j’ai essayé de poser un peu les bases de ça en explorant grossièrement différentes thématiques : les work songs (les chants de travail d’esclaves), les spirituals (les chants des églises noires), le blues du Delta (issu de l’émancipation des esclaves et de leur découverte d’une nouvelle forme d’aliénation, économique), Stagger Lee (un personnage mythique, figure du Bad nigger, qui traverse tout le siècle, du blues au gangsta rap en passant par la Blaxploitation). On a fait une spéciale Apollo Brown, aussi, un producteur de Detroit dont la zik n’est faite que de soul music, ce qui m’a permis de passer pas mal d’originaux mortels, et une sur le rap anglais, presque un style en soi, très influencé par la Jamaïque et l’électro, parce que le rap est une musique de pillage  et de métissage, qui s’adapte aux conditions qui la font exister. En France, on a développé un rap très particulier aussi, marqué par la vie dans les cités HLM et l’histoire post-coloniale, on en parlera longuement un de ces jours. En prévision, y’a aussi une spéciale James Brown, parce que c’est un type qui au delà de sa musique, brillante, samplée plus que toute autre, incarne pas mal de contradictions des luttes pour l’émancipation, une spéciale Stax, parce que c’est un label incontournable qui était très ancré socialement à Memphis, ville ségréguée du Sud. D’ici peu on va parler pas mal de la Jamaïque, qui a fait sienne le RNB ricain et l’a bâtardisé, pour en finir avec ces connerie racistes dont je parlais plus haut, du BPP, de la Blaxploitation, des minstrels, de la chanson Strange Fruit, du rap français… C’est inépuisable comme sujet de toute façon. Pour le moment on est resté beaucoup aux USA, parce que c’est vraiment là l’origine. Mais on va finir par se promener un peu plus, et passer beaucoup plus de rap français, parce que c’est là dedans qu’on a baigné quand même.

Chaque semaine, je commence par le sample de la semaine : je passe un morceau original, et différentes reprises et sampling, parce que la musique noire ne cesse jamais de se recycler, de se réactualiser : elle regarde toujours vers le passé pour avancer et se réinventer. C’est ce qui en fait une mine sans fond. Et je finis toujours par une perle soul méconnue, juste pour le kif. Parce qu’une fois de plus, même si là ça a l’air de se prendre la tête, j’essaye surtout de partager mon amour du hip hop et de la musique noire en général, donc l’essentiel de l’émission c’est quand même de la putain de zik.

Y a t-il d’autres choses autour de l’émission ?

Je tiens un blog pour accompagner les épisodes, blackmir.blogspot.fr. Je pose des vidéos, des liens vers des tape gratuites ou des textes et des flims qui me bottent. Les épisodes à podcaster, bien-sûr, et surtout la playlist de l’émission en mp3, tous les morceaux que je passe mis à dispo, parce que le rap est une musique de voleur donc on va pas se priver. Et c’est toujours salement frustrant d’entendre des sons qui te retournent, mais de pas avoir pu noter le blase, ou de devoir fouiller des heures pour le retrouver. Comme je passe pas mal de temps à mettre de côté, autant faire profiter direct . Ça permet en plus de pas avoir à se taper mes blah blah entre les titres ! Je crois que les playlists sont vraiment cool, parce que ça suit des chemins ; c’est comme des petites compils thématiques hebdomadaires. A l’avenir, y aura sans doute des soirées selekta Black Mirror pour soutenir la station qui m’accueille, qui tourne sans sub parce que fâchée avec les autorités locales, la mafia PS ariégeoise…

Voilà ! L’émission s’écoute le mercredi de 22 h à minuit sur La Locale, 97,3 en Ariège ; elle est rediffusée sur Radio Klaxon à la ZAD le mercredi à midi, et sur Canal Sud à Toulouse le vendredi de 14 à 16 h. Hésitez pas à faire des propositions de redif ailleurs, faut que ça tourne ! Longue vie à Permafrost, Hip hop 4 life, Fight the power, Fuck the Police !

PS : Black Mirror parce que la musique noire fonctionne en miroir, y a toujours un morceau derrière un autre ou une histoire derrière une rythmique. Aussi parce que la série anglaise qui porte le même nom est vraiment bien (surtout le premier épisode, très drôle), donc si tu te paumes sur google au moins tu tombes sur un truc pas trop con, et pour cette phrase (mal traduite) de Richard Wright, tirée d’une de ses conférences en Europe dans les 50’s regroupées sous le nom « Listen whitey » : «Regardez-nous, connaissez-nous et vous vous connaîtrez, car nous sommes vous-mêmes, vous regardant dans le miroir sombre de nos vies ». Enfin, pour Scanner Darkly de Dick, (Substance Mort en France, chef d’œuvre !!!), qui a pris ce titre d’un poème qui dit « in a scanner, darkly » traduit en français par « en un miroir, obscurément ».

Entretien repris du zine Permafrost