Archives de catégorie : Littératures

pomme perdue 3Un texte de Lilith Jaywalker, trouvé dans le zine Permafrost

Quand elle était petite, Lilith participait à tous les jeux de tirage du fromage Kiri ou du cacao Banania dans l’espoir de gagner le voyage en Amérique qui lui ferait découvrir Disneyland et les gratte-ciels de New York. Pour tout prix, elle ne reçut que quelques bons d’achat qui eurent néanmoins le mérite de faire d’elle une enfant incrédule.

Les années passèrent et l’adolescence venue, Mickey cessa brusquement de l’obséder. En revanche, elle rêvait toujours de croquer la grosse pomme. Elle dut patienter encore un peu, mais la vingtaine tout juste révolue, le temps d’une saison – celle de l’été indien 1981 – Lilith eut le privilège de sacrifier par trois fois ses semelles de cuir aux trottoirs d’un Bowery jonché de tessons de bouteilles et autres seringues usagées.

Le Boeing de la British Airways amorça son atterrissage un début de soirée, penché sur le côté au-dessus de la baie de Manhattan éclairée comme un gâteau d’anniversaire ou une vitrine de Noël et Lilith eut du mal à croire que c’était là son allure habituelle. Elle était impressionnée par ces géants qui lui semblaient avoir revêtu leur costume de fête en velours sombre aux mille boutons dorés et ne s’être dressés vers le ciel que pour l’accueillir, elle – juste pour que son rêve devienne réalité – en lui tendant les bras, tout en lui chuchotant à travers le hublot : – Bienvenue Lilith ! – Mais t’as encore rien vu, tu sais, attends d’être en bas…

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Workin’class heroes III

Après un extrait de Tribulations d’un précaire qu’on avait publié précédemment, en voici un autre, tiré de Un petit boulot, premier roman du même Iain Levison. Encore un portrait au vitriol de l’Amérique des laissés-pour-compte…

 « […] Pendant que Tommy rentre dîner chez lui, un gamin de dix-sept ans, Patate, me fait visiter la boutique et m’explique comment on utilise la caisse enregistreuse. Il ne me regarde en face à aucun moment et il marmonne, mais Tommy m’a heureusement muni d’une brochure de la compagnie qui définit mes responsabilités. Je ne comprends rien à ce que dit Patate, mais le reste est facile à piger. Tous les articles sont passés au scanner, je n’ai donc pas besoin de connaître les prix, et la caisse fait le total. Mon principal boulot est de m’assurer qu’il n’y a pas de vol à l’étalage et qu’on essaie pas de me tirer dessus.

A cause des événements d’hier soir, l’arme que la boutique garde généralement derrière le comptoir est rangée avec les pièces à conviction au commissariat, de sorte que si quelqu’un essaie de me tirer dessus, le plan consiste, j’imagine, à essayer de planquer mes artères. Je suis censé aussi me sentir rassuré par le fait que les caméras de surveillance qui truffent le magasin prendront les tireurs en flagrant délit. Que les bandes d’enregistrement se trouvent dans une pièce non fermée à clef où n’importe qui peut entrer en enjambant mon cadavre rend ce système à quarante mille dollars totalement inefficace, d’après moi, mais c’est la sécurité de la compagnie. C’est elle qui s’occupe de nous.

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Le bon frère, un roman noir de Chris Offutt

S’il fallait assigner aux bouquins de Chris Offutt un genre littéraire bien précis, on serait embarrasser car on ne pourrait le faire aisément. Et pour cause, ceux-ci sont à la croisée de deux grands chemins, le roman noir (hardboiled novel) et le nature writing américain. Quasi inconnu en France au bataillon des auteurs américains de romans noirs, il s’inscrit pourtant dans la grande lignée de ces écrivains qui s’emparent de cadavres et de sang, de violences et de rages, de destins tragiques et d’idées sombres, pour parler de complexité sociale et humaine, pour conter la vie et ses turpitudes : comme l’on fait les Hammet, Thompson, Ellroy, Hillerman, Bunker, Lehane, et tous les autres…

Mais comme il a grandi dans les Appalaches de l’Est du Kentucky, Chris Offutt reste entièrement pénétré par la vie rude et sauvage des collines montagneuses, par le wilderness et la nature. Pour cela, il appartient également à l’école du nature writing américaine. Ce courant propre aux Etats-Unis est sans doute, une réponse, un écho, ou plutôt une conséquence du rapport à la Nature – et à l’Histoire – qu’entretient l’imaginaire américain. La colonisation du continent dans son ensemble (Canada compris, donc) ne date que de deux ou trois siècles. Et l’espace que prend la nature est gigantesque tant en superficie qu’au regard des zones urbanisées. La nature est bel et bien là, bien souvent non domptée, à une échelle autrement plus importante que sur le Vieux Continent, qui, lui, a eu près de deux ou trois millénaires (au bas mot) pour encadrer, exploiter et muséifier la moindre parcelle de verdure. Mais revenons à nos moutons, Chris Offutt participe de ce nature writing tout comme les grands noms du genre, Edward Abbey et son explosif Gang de la clef à molette, ou bien James Dickey et le magnifique Délivrance (qui fut adapté et donna le film du même nom). Deux livres réédités ces dernières années chez Gallmeister, éditeur français spécialisé dans le genre.

La Gallimard noire, elle, s’est  chargée de publier quelques traductions de bouquins d’Offutt. On se rappelle de Kentucky Straight, recueil de nouvelles sorti en 1999 : quelques petites pépites notamment celle racontant une partie de poker, pour le moins crispée, quelque part dans un cabanon enneigé paumé sur le flanc d’une montagne des Appalaches. Un petit chef d’œuvre. Les autres relatant les histoires difficiles, faites tant de misères que de joies, de ces « rednecks » autant attachés à leurs montagnes, à leurs forêts, à leur nature malgré la rudesse de leur condition, qu’hostiles au monde urbain et à l’american way of life de vigueur. Ce qu’on peut d’ailleurs voir aussi dans l’excellent film Winters’ bone sorti il y a quelques années.

Le bon frère s’inscrit dans la même veine mais ne se contente pas d’en rester au stade du recueil de nouvelles. Ce gros bouquin de plus de 400 pages publié en 2000 n’aura pourtant pas eu la même destinée éditoriale. Il n’aura pas été réédité en format poche comme le fut Kentucky Straight et, est donc de ce fait, assez difficile à trouver. Bien content d’avoir mis la main dessus à L’Amour du noir, l’unique bouquiniste de Paname spécialisé en roman noir ! Le bon frère, donc : une histoire de violence, de vengeance et de code de l’honneur entre familles rednecks du Kentucky. Une histoire d’exil et de nouvelle vie semi-clandestine  dans les montagnes du Montana. Une histoire d’attachement à son bout de nature et à sa famille pourtant castratrice et étouffante. Une histoire de groupes sécessionnistes dingos et de suprémacistes blancs qui veulent restaurer, l’arme au poing, une Amérique des pionniers débarrassée de l’Etat fédéral et de ses lois (sans doute un peu comme à Waco et Ruby Ridge ou bien le mouvement des Montana Freemen). Une histoire, enfin, de sang et de neige, de tourments et d’infinie sérénité, qui offre à voir les paysages, les mentalités et les imaginaires de deux coins de cambrousse un peu paumée des Etats-Unis d’aujourd’hui, les collines des Appalaches au Kentucky et les Rocky Mountains aux alentours de Missoula au Montana. Le tout, avec une plume fine et incisive, sans jamais tomber dans la facilité du livre de genre,… justement !

En voici un large extrait (kentuckien) :

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Workin’ class heroes I

Extrait de Tribulations d’un précaire de Iain Levison.

« Au cours des dix dernières années, j’ai eu quarante-deux emplois dans six États différents. J’en ai laissé tomber trente, on m’a viré de neuf, quant aux trois autres, ça a été un peu confus. C’est parfois difficile de dire exactement ce qui s’est passé, vous savez seulement qu’il vaut mieux ne pas vous représenter le lendemain.

Sans m’en rendre compte, je suis devenu un travailleur itinérant, une version moderne du Tom Joad des Raisins de la colère. A deux différences près. Si vous demandiez à Tom Joad de quoi il vivait, il vous répondait : « Je suis ouvrier agricole. » Moi, je n’en sais rien. L’autre différence, c’est que Tom Joad n’avait pas fichu quarante mille dollars en l’air pour obtenir une licence de lettres.

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