Workin’ class heroes I

Extrait de Tribulations d’un précaire de Iain Levison.

« Au cours des dix dernières années, j’ai eu quarante-deux emplois dans six États différents. J’en ai laissé tomber trente, on m’a viré de neuf, quant aux trois autres, ça a été un peu confus. C’est parfois difficile de dire exactement ce qui s’est passé, vous savez seulement qu’il vaut mieux ne pas vous représenter le lendemain.

Sans m’en rendre compte, je suis devenu un travailleur itinérant, une version moderne du Tom Joad des Raisins de la colère. A deux différences près. Si vous demandiez à Tom Joad de quoi il vivait, il vous répondait : « Je suis ouvrier agricole. » Moi, je n’en sais rien. L’autre différence, c’est que Tom Joad n’avait pas fichu quarante mille dollars en l’air pour obtenir une licence de lettres.

Plus je voyage et plus je cherche du travail, plus je me rends compte que je ne suis pas seul. Il y a des milliers de travailleurs itinérants en circulation, dont beaucoup en costume cravate, beaucoup dans la construction, beaucoup qui servent ou cuisinent dans vos restaurants préférés. Ils ont été licenciés par des entreprises qui leur avaient promis une vie entière de sécurité et qui ont changé d’avis, ils sont sortis de l’université armés d’une tapette à mouches de quarante mille dollars, se sont vus refuser vingt emplois à la suite, et ont abandonné. Ils pensaient : Je vais prendre ce boulot temporaire de barman / gardien de parking / livreur de pizza jusqu’à ce que quelque chose de mieux se présente, mais ce quelque chose n’arrive jamais, et c’est tous les jours une corvée de se traîner au travail en attendant une paie qui suffit à peine pour survivre. Alors vous guettez anxieusement un craquement dans votre genou, ce qui représente cinq mille dollars de frais médicaux, ou un bruit dans votre moteur (deux mille dollars de réparations), et vous savez que tout est fini, vous avez perdu Pas question de nouveau crédit pour une voiture, d’assurance-maladie, de prêt hypothécaire. Impensable d’avoir une femme et des enfants. Il s’agit de survivre. Encore y a-t-il de la grandeur dans la survie, et cette vie manque de grandeur. En fait, il s’agit seulement de s’en tirer.

Ça n’est pas ce qui était prévu. J’avais un projet autrefois, mais avec le temps je l’ai oublié. Il comprenait une maison, une jolie femme, une bonne voiture, un bout de jardin clôturé, et plus tard un enfant ou deux. Ensuite je m’installais pour écrire le Grand Roman Américain. Il y avait un accord tacite entre moi et les Parques : puisque je vivais dans le pays le plus riche de l’histoire du monde et que j’étais plutôt travailleur, toutes ces choses devaient finir par arriver. Ma première dose de réalité, je l’ai prise à l’armée. Je me souviens qu’un recruteur est venu chez moi et m’a promis une formation dans le secteur de mon choix en m’offrant des débouchés professionnels – à l’époque c’était l’électronique. Il m’a approuvé avec enthousiasme et m’a décrit toute l’électronique que l’armée utilisait. Ils allaient me former à fond, m’avait-il dit.

C’était la première fois que je faisais l’expérience directe de la fumisterie pratiquée par un artiste chevronnée. Ils m’ont formé à fond, pour ça oui. Ils m’ont surtout entraîné à me servir d’un fusil et à interroger des prisonniers russes et allemands de l’Est. Compétence que recherchent très peu d’entreprises d’électronique. Mais parler russe et allemand est certainement un avantage, n’est-ce pas ? En réalité, non. Pas si vos connaissances linguistiques concernent les tanks et les mouvements de troupes. Au-delà de « Où se trouve votre artillerie ? », phrase qui ne se présente pas souvent dans la conversation de tous les jours, je suis passablement perdu dans ces deux langues.

Puis il y a eu l’université. La sagesse populaire soutient que vous êtes incasable sans diplôme universitaire. Que vous le soyez souvent alors que vous en avez un est une notion que beaucoup de gens payent cher pour acquérir. Une licence de lettres vous mène soit à un travail de secrétariat (taper vos disserts entraîne parfaitement vos doigts), soit à enseigner les lettres, ironie que la plupart des professeurs de lettres que je connais ne semblent pas saisir. C’est un domaine destiné à la reproduction de lui-même et, bien entendu, à fournir aux vedettes du sport qui se préparent à la NBA ou à la NFL des cours qui leur permettent de « poursuivre » des études universitaires.

C’est comme ça que j’en suis arrivé là. Pas de femme, pas de bonne voiture, pas de bout de jardin. J’ai suivi les règles, fait mon temps, et me voilà revenu au point de départ – un poil au-dessus du seuil de pauvreté, sans aucun espoir en vue. […] »

Extrait de Tribulations d’un précaire de Iain Levison, 2007. p. 12-15.