Montréal, là où sourient les flics…

20100610-172144-gÉtrange aperçu de la vie quotidienne montréalaise que de passer quelques jours à sillonner la capitale du Québec. On se représente le Canada un peu comme les pays scandinaves, c’est-à-dire un de ces pays où tout-le-monde-il-est-beau-il-est-gentil. Un de ces endroits où tout le monde bosse car il y a du travail, où chacun fait son job honnêtement parce que c’est simplement comme ça que ça se passe.

Eh bien, difficile d’être déçu. Au contraire, être plongé dans cette sérénité du quotidien est bien déconcertant. On est, tour à tour, rapidement tenté de se laisser gagner par cette bonne humeur générale, et terriblement angoissé par ce monde parfait sans saveurs sans tensions sans passions. Comment décrire ce léger embarras lorsque le commerçant qui va te refourguer sa marchandise te lance un « Salut ! Ça va bien ?! » d’un air jovial et complice comme si on était pote, frère, camarade, ou peut-être seulement concitoyen ? Comment expliquer le choc et la gêne que tu te prends quand tu te retrouves pris dans une espèce de quiproquo avec un flic et qu’il te gratifie d’un sourire et même d’un rire de bon cœur ? Étrange, brrr…, terrifiant… Mais qu’est-ce qu’il se passe ici ?

Alors tu cherches. Tu te demandes comment ce que tu vois autour de toi peut t’apparaître comme aussi pacifié, normal, neutre. Il doit bien y avoir des points de tension. Des pauvres. Des galériens. Et puis tu apprends en discutant qu’effectivement il y en a, mais ce, sans commune mesure avec un pays comme la France ni même avec la majeure partie anglophone du pays. Il y a bien un peu de chômage, du genre 6 à 8 %, mais il ne semble vraiment pas trop difficile de trouver des tafs bien payés. Il n’y a qu’à aller dans le nord et se faire embaucher dans les mines pour quelques mois et revenir en ville avec plusieurs dizaines de milliers de dollars. Ou alors il y a l’industrie forestière, ou bien bosser pour HydroQuébec, grand producteur et exportateur d’électricité. Enfin, l’industrie du gaz de schiste, tout comme aux USA, est florissante. Et pour ce qui est de taffer en ville, tout ce qui tourne autour du bâtiment à l’air bien dynamique : c’est peut-être la période de l’année qui veut ça – avant l’hiver – mais nombre de travailleurs s’activent à ces petits ou grands travaux. Pour faire bref et tout en étant conscient de n’avoir pas fait le tour de la question, une impression d’aisance matérielle et de sérénité quotidienne.

Alors viens la question de l’État, de cet État québécois qui redistribue beaucoup plus qu’ailleurs les « richesses » produites. Une vrai politique d’aides sociales tous azimuts et une réelle volonté progressiste parviennent à tenir à distance la conflictualité sociale. Tout le monde est citoyen à part entière – sauf peut-être les indiens –, avec ses particularités prises en compte et de l’espace pour les exprimer et les cultiver. Chaque citoyen a droit à une réelle place. Chaque citoyen a sa place. Chaque citoyen est à sa place. Et ça tombe bien, personne n’a rien à y redire. Que l’on soit travailleuse du sexe, toxico, galérien ou même indien, il y aura un dispositif d’aide généreux et intégrateur, et ainsi, une place sera faite au laissé pour compte au sein de la société québécoise. Au fil des discussions, on comprend enfin que si cette dernière tient peut-être tant à cette manière de « redistribuer les richesses » et de pousser toujours plus loin l’idée de la social-démocratie, c’est en bonne partie pour la raison suivante : son esprit d’indépendance de la sphère anglophone et ses aspirations nationales. Résister et être à l’opposé du « libéralisme à l’américaine » affiché sans scrupule par le reste du Canada. En somme, une espèce de social-démocratie nationaliste et prospère, avec une gigantesque classe moyenne qui fait honnêtement son job, qui ne cherche pas à en avoir plus, et qui est satisfaite d’être là où elle est.

Pour autant, à bien y regarder, quelques mécontentements, critiques et expressions de négativité pointent, de temps à autres, leur nez. Il y a régulièrement des petites émeutes dans les quartiers moins riches de Montréal. Une des dernières qui ait marquée les esprits fût celle de Montréal Nord en août 2008 : un jeune de 18 ans, Fredy Villanueva, s’était fait shooter par la police, ce qui avait déclenché des représailles pendant quelques jours. S’ajoutent à ça les occasionnelles confrontations des activistes et des anarchistes contre la flicaille lors des divers contre-sommets. On n’oublie pas non plus LE grand mouvement du printemps 2012 qui a secoué le Québec et fissuré la normalité montréalaise par la radicalité des pratiques dont il s’est donné les moyens. Mouvement qui, par contre, de manière générale, n’a pas réussi à dépasser les revendications estudiantines de base qui critiquaient la hausse des frais d’inscriptions universitaires [voir par exemple, le livre On s’en câlisse]. Mais ce sont finalement les luttes autochtones, au Québec et dans le reste du Canada, qui constituent peut-être le plus grand vecteur de conflictualité par là-bas. Les indiens, colonisés puis parqués dans des réserves, continuent de batailler pour leurs « droits » et contre la pression et la ségrégation au quotidien. Depuis la fameuse Crise d’Oka au début des années 90, les blocages en armes d’autoroutes et de voies ferrées sont fréquents : échanges de tirs, blessés, incarcérations [voir la lutte autochtone contre les Jeux Olympiques de 2010 à Vancouver, ou encore le site Warriors Publications pour des infos plus fraîches]…

Tout ça donne évidemment envie de creuser davantage toutes ces pistes pour appréhender un peu mieux les points de tensions et les limites de cette démocratie capitaliste un peu trop parfaite… On pourrait être tenté d’aller explorer le grand nord québécois, sa nature verdoyante et ses industries rutilantes, mais peut-être que gagner les États-Unis et passer la frontière serait pas mal non plus…