Workin’class heroes III

Après un extrait de Tribulations d’un précaire qu’on avait publié précédemment, en voici un autre, tiré de Un petit boulot, premier roman du même Iain Levison. Encore un portrait au vitriol de l’Amérique des laissés-pour-compte…

 « […] Pendant que Tommy rentre dîner chez lui, un gamin de dix-sept ans, Patate, me fait visiter la boutique et m’explique comment on utilise la caisse enregistreuse. Il ne me regarde en face à aucun moment et il marmonne, mais Tommy m’a heureusement muni d’une brochure de la compagnie qui définit mes responsabilités. Je ne comprends rien à ce que dit Patate, mais le reste est facile à piger. Tous les articles sont passés au scanner, je n’ai donc pas besoin de connaître les prix, et la caisse fait le total. Mon principal boulot est de m’assurer qu’il n’y a pas de vol à l’étalage et qu’on essaie pas de me tirer dessus.

A cause des événements d’hier soir, l’arme que la boutique garde généralement derrière le comptoir est rangée avec les pièces à conviction au commissariat, de sorte que si quelqu’un essaie de me tirer dessus, le plan consiste, j’imagine, à essayer de planquer mes artères. Je suis censé aussi me sentir rassuré par le fait que les caméras de surveillance qui truffent le magasin prendront les tireurs en flagrant délit. Que les bandes d’enregistrement se trouvent dans une pièce non fermée à clef où n’importe qui peut entrer en enjambant mon cadavre rend ce système à quarante mille dollars totalement inefficace, d’après moi, mais c’est la sécurité de la compagnie. C’est elle qui s’occupe de nous.

D’aussi loin que remontent mes souvenirs, il n’y avait pas eu un seul vol à main armée dans cette ville avant la fermeture de l’usine. Depuis les licenciements, les magasins ouverts tard le soir sont devenus des forteresses, ceux qui y travaillent de nuit pour six dollars de l’heure, des anciens combattants. Chacun d’eux à une fusillade à raconter. Patate n’a pas l’air troublé le moins du monde en apprenant que la police vient de descendre son collègue. Quand je l’interroge là-dessus, il hausse les épaules et dit : « Jlé argé.
─ Quoi ?
─ J’ai rangé le lait. Seye akess.
─ Que je surveille la caisse ?
─ Ouais. » Et il s’en va.

Je reste à côté de la caisse et je lis ma brochure, un roman à clef de dix-neuf pages, écrit tout petit, qui décrit la carrière passionnante et lucrative dans laquelle on vient de me lancer. La couverture montre une blonde ravageuse en uniforme de la compagnie, qui rend la monnaie avec un grand sourire à un client élégant et radieux. L’intérieur m’apprend que ce n’est qu’une question de temps avant que je m’élève dans la chaîne alimentaire de Gas’n’Go jusqu’à devenir directeur régional de tous les magasins du Midwest.

Une voiture s’arrête, une vieille BMW orange tachetée de rouille. J’attends impatiemment mon premier client mais avant que je puisse l’accueillir aimablement, Patate vient du fond du magasin et dit : « Tustrer aplak.
─ Quoi ?
─ Tu dois enregistrer la plaque.
─ Quelle plaque ? »

Patate est visiblement agacé. Il m’écarte et tire un petit clavier de sous le comptoir. Il regarde un minuscule écran couleur et tape le numéro d’immatriculation de la voiture, puis remet le clavier à sa place. « Toutes les vieilles caisses, dit-il. Tout ce qui est suspect.
─ Tu trouves le type suspect ?
─ C’est une vieille caisse.
─ Mais il est déjà enregistré. S’il fait quelque chose, les flics l’auront. »

Patate se penche et me montre l’appareil, relié au mur par un gros fil noir. Il m’explique : « Svash flik. » Ça va chez les flics.

Miraculeux. Le top de la nouvelle technologie. Quand j’inscris un numéro d’immatriculation, il entre dans un ordinateur de la police. Si c’est une voiture volée, ou si elle appartient à quelqu’un qui est sous le coup d’un mandat d’arrêt, une voiture de police est aussitôt et automatiquement envoyée à  Gas’n’Go. Patate regarde tendrement le clavier. Il trouve cette technologie intrigante et elle lui donne une sensation de bien-être. De mon côté, tout ce que je vois c’est une probabilité encore plus forte de coups de feu dans le magasin. Je note mentalement de ne jamais utiliser ce système.

Le client, la cinquantaine, gros bide, pas rasé, les mains pleines de cambouis, entre et tend à Patate un billet de cinq pour deux quatre-vingt-dix-sept d’essence. Il ne regarde aucun de nous. Patate ne le regarde pas non plus en lui rendant deux dollars et trois cents, le type s’en va et pousse la porte avec ses pattes sales, il laisse une trace sur la vitre.

Patate annonce : « Tadataié aport », et retourne ranger le lait. Je dois nettoyer la porte. « Jlé argé. »

Patate part à sept heures parce que le travail de nuit est interdit aux mineurs. L’autre employé de Tommy a été tué hier soir. Il n’y a donc plus que moi jusqu’à demain matin sept heures, un service de quatorze heures pour quelqu’un qui n’a aucune idée de comment fonctionne le magasin.

Je me demande si les directeurs de la société Gas’n’Go se rendent comptent que ça arrive, que leur boutique à cent mille dollars est laissée aux mains de types comme Patate et moi. A en croire leur brochure, je suppose que non. Ils doivent penser vraiment que nous sourions tout le temps, que nous portons des uniformes repassés et que nos clients sont enchantés. Je porte un jean déchiré vieux de trois ans et je suis bien content si les clients à qui je rends la monnaie ne sont pas armés. Comment ça a commencé, cette différence entre la brochure et la réalité ? Les types qui l’ont écrites dans des bureaux n’ont jamais visité un de leurs magasins ? C’est peut-être seulement celui-là, dans cette ville naufragée, qui embarrasse l’empire Gas’n’Go. Mais je ne pense pas. Je soupçonne l’Amérique toute entière d’être en train de sombrer, moralement et financièrement, pendant que les rédacteurs de brochures sont assis dans leur bureau qui donne sur des fleuves ou des vallées et s’amusent à prétendre qu’ils ne le voient pas. Qu’est-ce que ça change pour eux, à moins d’une vraie révolution ? Cette brochure a été écrite pour calmer les actionnaires. Je la déchire en petits morceaux devant une caméra de surveillance, et à mesure que passent les heures, j’en fais des morceaux encore plus petits, jusqu’à ce que, à trois heures du matin, je tienne des confettis, et quand le jour se lève, de la poussière.

J’ai des clients toute la nuit et j’apprends beaucoup. Une grosse femme d’une cinquantaine d’années aux cheveux noirs, sales et emmêlés arrive à deux heures et achète trois gallons de lait entier. Elle me tend une sorte de carte de crédit, mais au lieu du logo de la banque dessus c’est un cachet officiel fané qui est imprimé dessus. Je regarde la femme avec méfiance.

Elle me dit : « Allez-y. »

Je hausse les épaules et j’introduis la carte dans la machine. Rien. La femme me regarde, je la regarde.

« Vous êtes nouveau ? » Elle est essoufflée d’avoir transporté le lait jusqu’au comptoir.
« Ouais.
─ C’est une carte EFS, de l’aide sociale. Il faut appuyer sur ce bouton-là de la machine. » Elle me sourit d’un air compréhensif.

Je me dis que c’est une malade mentale et que cette carte est probablement une carte d’accès à un parking dans l’Iowa. Je décide de lui faire cadeau du lait. Visiblement elle adore ça, et nous en avons tout plein.

« C’est bon. Prenez le lait.
─ Il y a un bouton spécial », dit-elle. Elle s’impatiente, ou elle est fâchée qu’on lui fasse la charité. J’aperçois alors au bas de la machine un petit bouton qui dit EFS. J’appuie dessus et un reçu s’imprime, à ma grande stupéfaction. Elle signe un exemplaire et s’en va en boitillant sous le poids de trois gallons de lait qu’elle s’apprête à transporter chez elle dans le froid. Ça doit être pour le petit déjeuner d’une famille. Je regarde le reçu où est écrit « Electronic Food Stamps, Inc. »

Electronic Food Stamps, Incorporated. Pas simplement Electronic Food Stamps, mais Electronic Food Stamps, Incorporated. C’est une société. Quelqu’un se fait du fric en inventant des moyens de transmettre l’aide de l’Etat à des gens marginalisés. Un informaticien rapace a un contrat avec l’Etat parce que nous avons tous perdu notre boulot.

On se nourrit sur notre dos, c’est la pire de toutes les insultes. La destruction de ma vie, de ma ville, représente une bonne affaire pour quelqu’un d’autre. Il y a neuf mois, cette femme qui rentre à pied dans le froid était probablement employée à l’usine, ou mariée à un employé, et ses enfants avaient la sécurité sociale, elle avait une voiture et achetait le lait le jour, avec son porte-monnaie. Je ressens tout d’un coup la nécessité urgente de trouver l’ordure qui possède EFS et de tirer une balle dans sa sale gueule. Quelqu’un me doit une explication, et pas une explication genre relations publiques, l’explication de quelqu’un à genoux qui supplie qu’on le laisse vivre, la seule qui vaille d’être entendue.

Mais il n’est pas le seul. Dorénavant, je dois faire la liste des gens à abattre. Il faut un vrai bain de sang, à la hauteur du bain de pauvreté et d’angoisse qu’on vient de faire couler pour nous.  […] »

 Extrait de Un petit boulot de Iain Levison, 2003. p. 28-33.